ANTIGONE, ✎ dit soudain. ✎ — Alors, c'est toi ? 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Mon dernier visage d'homme. 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Que je te regarde... 🔊✎
LE GARDE ✎ s'éloigne, gêné. ✎ — Ça va. 🔊✎
ANTIGONE ✎ —C'est toi qui m'as arrêtée, tout à l'heure ? 🔊✎
LE GARDE ✎ —Oui, c'est moi. 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Tu m'as fait mal. Tu n'avais pas besoin de me faire mal. Est-ce que j'avais l'air de vouloir me sauver ? 🔊✎
LE GARDE ✎ —Allez, allez, pas d'histoires ! Si ce n'était pas vous, c'était moi qui y passais. 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Quel âge as-tu ? 🔊✎
LE GARDE ✎ —Trente-neuf ans. 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Tu as des enfants ? 🔊✎
LE GARDE ✎ —Cela ne vous regarde pas. 🔊✎
Il commence à faire les cent pas dans la pièce : pendant un moment on n'entend plus que le bruit de ses pas. ✎
ANTIGONE, ✎ demande tout humble. ✎ — Il y a longtemps que vous êtes garde ? 🔊✎
LE GARDE ✎ —Après la guerre. 🔊✎ J'étais sergent. J'ai rengagé. 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Il faut être sergent pour être garde ? 🔊✎
LE GARDE ✎ —En principe, oui. Sergent ou avoir suivi le peloton spécial. 🔊✎ Devenu garde, le sergent perd son grade. Un exemple : je rencontre une recrue de l'armée, elle ne peut pas me saluer. 🔊✎
LE GARDE ✎ —Oui. Remarquez que, généralement, elle le fait. La recrue sait que le garde est un gradé. 🔊✎ Question solde : on a la solde ordinaire du garde, comme ceux du peloton spécial, et, pendant six mois, à titre de gratification, un rappel de supplément de la solde de sergent. Seulement, comme gardes, on a d'autres avantages. Logement, chauffage, allocations. 🔊✎ Finalement, le garde marié avec deux enfants arrive à se faire plus que le sergent de l'active. 🔊✎
LE GARDE ✎ —Oui. C'est ce qui vous explique la rivalité entre le garde et le sergent. Vous avez peut-être pu remarquer que le sergent affecte de mépriser le garde. 🔊✎ Leur grand argument, c'est l'avancement. D'un sens, c'est juste. L'avancement du garde est plus lent et plus difficile que dans l'armée. Mais vous ne devez pas oublier qu'un brigadier des gardes, c'est autre chose qu'un sergent chef. 🔊✎
ANTIGONE, ✎ lui dit soudain. ✎ — Ecoute... 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Je vais mourir tout à l'heure. 🔊✎
Le garde ne répond pas. ✎ Un silence. ✎ Il fait les cent pas. ✎ Au bout d'un moment, il reprend. ✎
LE GARDE ✎ —D'un autre côté, on a plus de considération pour le garde que pour le sergent de l'active. Le garde, c'est un soldat, mais c'est presque un fonctionnaire. 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Tu crois qu'on a mal pour mourir ? 🔊✎
LE GARDE ✎ —Je ne peux pas vous dire. Pendant la guerre, ceux qui étaient touchés au ventre, ils avaient mal. Moi, je n'ai pas été blessé. Et, d'un sens, ça m'a nui pour l'avancement. 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Comment vont-ils me faire mourir ? 🔊✎
LE GARDE ✎ —Je ne sais pas. Je crois que j'ai entendu dire que pour ne pas souiller la ville de votre sang, ils allaient vous murer dans un trou. 🔊✎
Un silence. ✎ Le garde se fait une chique. ✎
ANTIGONE ✎ —O tombeau ! O lit nuptial ! O ma demeure souterraine ! ... 🔊✎ (Elle est toute petite au milieu de la grande pièce nue. On dirait qu'elle a un peu froid. Elle s'entoure de ses bras. Elle murmure.) ✎ Toute seule... 🔊✎
LE GARDE ✎ qui a fini sa chique. ✎ — Aux cavernes de Hadès, aux portes de la ville. En plein soleil. Une drôle de corvée encore pour ceux qui seront de faction. 🔊✎ Il avait d'abord été question d'y mettre l'armée. Mais, aux dernières nouvelles, il paraît que c'est encore la garde qui fournira les piquets. 🔊✎ Elle a bon dos, la garde ! Etonnez-vous après qu'il existe une jalousie entre le garde et le sergent d'active... 🔊✎
ANTIGONE, ✎ murmure, soudain lasse. ✎ — Deux bêtes... 🔊✎
LE GARDE ✎ —Quoi, deux bêtes ? 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Des bêtes se serreraient l'une contre l'autre pour se faire chaud. Je suis toute seule. 🔊✎
LE GARDE ✎ —Si vous avez besoin de quelque chose, c'est différent. Je peux appeler. 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Non. Je voudrais seulement que tu remettes une lettre à quelqu'un quand je serai morte. 🔊✎
LE GARDE ✎ —Comment ça, une lettre ? 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Une lettre que j'écrirai. 🔊✎
LE GARDE ✎ —Ah ! ça non ! Pas d'histoires ! Une lettre ! Comme vous y allez, vous ! Je risquerais gros, moi, à ce petit jeu-là ! 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Je te donnerai cet anneau si tu acceptes. 🔊✎
LE GARDE ✎ —C'est de l'or ? 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Oui. C'est de l'or. 🔊✎
LE GARDE ✎ —Vous comprenez, si on me fouille, moi, c'est le conseil de guerre. Cela vous est égal, à vous ? 🔊✎ (Il regarde encore la bague.) ✎ Ce que je peux, si vous voulez, c'est écrire sur mon carnet ce que vous auriez voulu dire. Après, j'arracherai la page. 🔊✎ De mon écriture, ce n'est pas pareil. 🔊✎
ANTIGONE, ✎ a les yeux fermés : elle murmure avec un pauvre rictus. ✎ — Ton écriture... 🔊✎ (Elle a un petit frisson.) ✎ C'est trop laid, tout cela, tout est trop laid. 🔊✎
LE GARDE ✎ vexé, fait mine de rendre la bague. ✎ — Vous savez, si vous ne voulez pas, moi... 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Si. Garde la bague et écris. Mais fais vite... J'ai peur que nous n'ayons plus le temps... 🔊✎ Ecris : « Mon chéri... » 🔊✎
LE GARDE ✎ qui a pris son carnet et suce sa mine. ✎ — C'est pour votre bon ami ? 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Mon chéri, j'ai voulu mourir et tu ne vas peut-être plus m'aimer... 🔊✎
LE GARDE ✎ répète lentement de sa grosse voix en écrivant. ✎ — « Mon chéri, j'ai voulu mourir et tu ne vas peut-être plus m'aimer... » 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Et Créon avait raison, c'est terrible, maintenant, à côté de cet homme, je ne sais plus pourquoi je meurs. J'ai peur... 🔊✎
LE GARDE ✎ qui peine sur sa dictée. ✎ — « Créon avait raison, c'est terrible... » 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Oh ! Hémon, notre petit garçon. Je le comprends seulement maintenant combien c'était simple de vivre... 🔊✎
LE GARDE ✎ s'arrête. ✎ — Eh ! Dites, vous allez trop vite. Comment voulez-vous que j'écrive ? Il faut le temps tout de même... 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Où en étais-tu ? 🔊✎
LE GARDE ✎ se relit. ✎ — « C'est terrible maintenant à côté de cet homme... » 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Je ne sais plus pourquoi je meurs. 🔊✎
LE GARDE ✎ écrit, suçant sa mine. ✎ — « Je ne sais plus pourquoi je meurs... » On ne sait jamais pourquoi on meurt. 🔊✎
ANTIGONE, ✎ continue. ✎ — J'ai peur... 🔊✎ (Elle s'arrête. Elle se dresse soudain.) ✎ Non. Raye tout cela. Il vaut mieux que jamais personne ne le sache. C'est comme s'ils devaient me voir nue et me toucher quand je serais morte. Mets seulement : « Pardon. » 🔊✎
LE GARDE ✎ —Alors, je raye la fin et je mets pardon à la place ? 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Oui. Pardon, mon chéri. Sans la petite Antigone, vous auriez tous été bien tranquilles. Je t'aime... 🔊✎
LE GARDE ✎ —« Sans la petite Antigone, vous auriez tous été bien tranquilles. Je t'aime... » C'est tout ? 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Oui, c'est tout. 🔊✎
LE GARDE ✎ —C'est une drôle de lettre. 🔊✎
ANTIGONE ✎ —Oui, c'est une drôle de lettre. 🔊✎
LE GARDE ✎ —Et c'est à qui qu'elle est adressée ? 🔊✎
A ce moment, la porte s'ouvre. ✎ Les autres gardes paraissent. ✎ Antigone se lève, les regarde, regarde le premier garde qui s'est dressé derrière elle ; il empoche la bague et range le carnet, l'air important... ✎ Il voit le regard d'Antigone. ✎ Il gueule pour se donner une contenance. ✎
LE GARDE ✎ —Allez ! Pas d'histoires ! 🔊✎
Antigone a un pauvre sourire. ✎ Elle baisse la tête. ✎ Elle s'en va sans un mot vers les autres gardes. ✎ Ils sortent tous. ✎