← Ce n'était pas seulement une matinée mondaine, une promenade avec Mme de Villeparisis que j'eusse sacrifiées au «furet» ou aux «devinettes» de mes amies. 🔊✎
← Quant à l'harmonieuse cohésion où se neutralisaient depuis quelque temps, par la résistance que chacune apportait à l'expansion des autres, les diverses ondes sentimentales propagées en moi par ces jeunes filles, elle fut rompue en faveur d'Albertine, une après-midi que nous jouions au furet. 🔊✎
← Mais dans le plaisir de tenir longtemps ses mains entre les miennes, si j'avais été son voisin au furet, je n'envisageais pas que ce plaisir même; que d'aveux, de déclarations tus jusqu'ici par timidité, j'aurais pu confier à certaines pressions de mains; de son côté comme il lui eût été facile en répondant par d'autres pressions de me montrer qu'elle acceptait; quelle complicité, quel commencement de volupté! 🔊✎
← Elle poussa même la délicatesse d'esprit jusqu'à chanter sans en avoir envie: «Il a passé par ici le furet du Bois, Mesdames, il a passé par ici le furet du Bois joli», comme les personnes qui ne peuvent aller à Trianon sans y donner une fête Louis XVI ou qui trouvent piquant de faire chanter un air dans le cadre pour lequel il fut écrit. 🔊✎
← A un moment, Albertine pencha vers moi d'un air d'intelligence sa figure pleine et rose, faisant semblant d'avoir la bague, afin de tromper le furet et de l'empêcher de regarder du côté où celle-ci était en train de passer. 🔊✎
← D'un seul coup, une foule d'espoirs jusque-là invisibles à moi-même cristallisèrent: «Elle profite du jeu pour me faire sentir qu'elle m'aime bien», pensai-je au comble d'une joie d'où je retombai aussitôt quand j'entendis Albertine me dire avec rage: «Mais prenez-là donc, voilà une heure que je vous la passe.» Étourdi de chagrin, je lâchai la ficelle, le furet aperçut la bague, se jeta sur elle, je dus me remettre au milieu, désespéré, regardant la ronde effrénée qui continuait autour de moi, interpellé par les moqueries de toutes les joueuses, obligé, pour y répondre, de rire quand j'en avais si peu envie, tandis qu'Albertine ne cessait de dire: «On ne joue pas quand on ne veut pas faire attention et pour faire perdre les autres. On ne l'invitera plus les jours où on jouera, Andrée, ou bien moi je ne viendrai pas.» Andrée, supérieure au jeu et qui chantait son «Bois joli» que, par esprit d'imitation, reprenait sans conviction Rosemonde, voulut faire diversion aux reproches d'Albertine en me disant: «Nous sommes à deux pas de ces Creuniers que vous vouliez tant voir. Tenez, je vais vous mener jusque-là par un joli petit chemin pendant que ces folles font les enfants de huit ans.» Comme Andrée était extrêmement gentille avec moi, en route je lui dis d'Albertine tout ce qui me semblait propre à me faire aimer de celle-ci. 🔊✎
← «Tenez, me dit-elle tout à coup, voici vos fameux Creuniers, et encore vous avez de la chance, juste par le temps, dans la lumière où Elstir les a peints.» Mais j'étais encore trop triste d'être tombé pendant le jeu du furet d'un tel faîte d'espérances. 🔊✎
← Quelques jours après la partie de furet, comme nous étant laissés entraîner trop loin dans une promenade nous avions été fort heureux de trouver à Maineville deux petits «tonneaux» à deux places qui nous permettraient de revenir pour l'heure du dîner, la vivacité déjà grande de mon amour pour Albertine eut pour effet que ce fut successivement à Rosemonde et à Andrée que je proposai de monter avec moi, et pas une fois à Albertine, ensuite que tout en invitant de préférence Andrée ou Rosemonde, j'amenai tout le monde, par des considérations secondaires d'heure, de chemin et de manteaux, à décider comme contre mon gré que le plus pratique était que je prisse avec moi Albertine à la compagnie de laquelle je feignis de me résigner tant bien que mal. Malheureusement l'amour tendant à l'assimilation complète d'un être, comme aucun n'est comestible par la seule conversation, Albertine eut beau être aussi gentille que possible pendant ce retour, quand je l'eus déposée chez elle, elle me laissa heureux, mais plus affamé d'elle encore que je n'étais au départ et ne comptant les moments que nous venions de passer ensemble que comme un prélude, sans grande importance par lui-même, à ceux qui suivraient. 🔊✎
← Environ un mois après le jour où nous avions joué au furet, on me dit qu'Albertine devait partir le lendemain matin pour aller passer quarante-huit heures chez Mme Bontemps, et qu'obligée de prendre le train de bonne heure, viendrait coucher la veille au Grand-Hôtel, d'où avec l'omnibus elle pourrait, sans déranger les amies chez qui elle habitait, prendre le premier train. 🔊✎