CREON, ✎ entre avec son page. ✎ — Je les ai fait coucher l'un près de l'autre, enfin ! Ils sont lavés, maintenant, reposés. Ils sont seulement un peu pâles, mais si calmes. Deux amants au lendemain de la première nuit. Ils ont fini, eux. 🔊✎
LE CHŒUR ✎ —Pas toi, Créon. Il te reste encore quelque chose à apprendre. Eurydice, la reine, ta femme... 🔊✎
CREON ✎ —Une bonne femme parlant toujours de son jardin, de ses confitures, de ses tricots, de ses éternels tricots pour les pauvres. C'est drôle comme les pauvres ont éternellement besoin de tricots. On dirait qu'ils n'ont besoin que de tricots... 🔊✎
LE CHŒUR ✎ —Les pauvres de Thèbes auront froid, cet hiver, Créon. En apprenant la mort de son fils, la reine a posé ses aiguilles, sagement, après avoir terminé son rang, posément, comme tout ce qu'elle fait, un peu plus tranquillement peut-être que d'habitude. 🔊✎ Et puis elle est passée dans sa chambre, sa chambre à l'odeur de lavande, aux petits napperons brodés et aux cadres de peluche, pour s'y couper la gorge, Créon. Elle est étendue maintenant sur un des petits lits jumeaux démodés, à la même place où tu l'as vue jeune fille un soir, et avec le même sourire, à peine un peu plus triste. Et s'il n'y avait pas cette large tache rouge sur les linges autour de son cou, on pourrait croire qu'elle dort. 🔊✎
CREON ✎ —Elle aussi. Ils dorment tous. C'est bien. La journée a été rude. 🔊✎ (Un temps. Il dit sourdement) ✎ Cela doit être bon de dormir. 🔊✎
LE CHŒUR ✎ —Et tu es tout seul maintenant, Créon. 🔊✎
CREON ✎ —Tout seul, oui. 🔊✎ (Un silence. Il pose sa main sur l'épaule de son page.) ✎ Petit... 🔊✎
CREON ✎ —Je vais te dire, à toi. Ils ne savent pas, les autres ; on est là, devant l'ouvrage, on ne peut pourtant pas se croiser les bras. Ils disent que c'est une sale besogne, mais si on ne la fait pas, qui la fera ? 🔊✎
LE PAGE ✎ —Je ne sais pas, monsieur. 🔊✎
CREON ✎ —Bien sûr, tu ne sais pas. Tu en as de la chance ! Ce qu'il faudrait, c'est ne jamais savoir. Il te tarde d'être grand, toi ? 🔊✎
LE PAGE ✎ —Oh oui, monsieur ! 🔊✎
CREON ✎ —Tu es fou, petit. Il faudrait ne jamais devenir grand. 🔊✎
(L'heure sonne au loin, il murmure.) ✎ Cinq heures. Qu'est-ce que nous avons aujourd'hui, à cinq heures ? 🔊✎
LE PAGE ✎ —Conseil, monsieur. 🔊✎
CREON ✎ —Eh bien, si nous avons conseil, petit, nous allons y aller. 🔊✎
Ils sortent, Créon s'appuyant sur le page. ✎
LE CHŒUR, ✎ s'avance. ✎ — Et voilà. Sans la petite Antigone, c'est vrai, ils auraient tous été bien tranquilles. 🔊✎ Mais maintenant, c'est fini. Ils sont tout de même tranquilles. Tous ceux qui avaient à mourir sont morts. Ceux qui croyaient une chose, et puis ceux qui croyaient le contraire, même ceux qui ne croyaient rien et qui se sont trouvés pris dans l'histoire sans y rien comprendre. Morts pareils, tous, bien raides, bien inutiles, bien pourris. 🔊✎ Et ceux qui vivent encore vont commencer tout doucement à les oublier et à confondre leurs noms. C'est fini. 🔊✎ Antigone est calmée, maintenant, nous ne saurons jamais de quelle fièvre. Son devoir lui est remis. Un grand apaisement triste tombe sur Thèbes et sur le palais vide où Créon va commencer à attendre la mort. 🔊✎
Pendant qu'il parlait, les gardes sont entrés. ✎ Ils se sont installés sur un banc, leur litre de rouge à côté d'eux, leur chapeau sur la nuque, et ils ont commencé une partie de cartes. ✎
LE CHŒUR ✎ —Il ne reste plus que les gardes. 🔊✎ Eux, tout ça, cela leur est égal ; c'est pas leurs oignons. 🔊✎ Ils continuent à jouer aux cartes... 🔊✎
Le rideau tombe rapidement pendant que les gardes abattent leurs atouts. ✎