← Je regrettais que ma mère ne se teignît pas les cheveux et ne se mît pas de rouge aux lèvres comme j’avais entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais que nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait surtout à cause de Mlle Swann qu’on m’avait dit être une si jolie petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque fois un même visage arbitraire et charmant. Mais quand j’eus appris ce jour-là que Mlle Swann était un être d’une condition si rare, baignant comme dans son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que quand elle demandait à ses parents s’il y avait quelqu’un à dîner, on lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par le nom de ce convive d’or qui n’était pour elle qu’un vieil ami de sa famille: Bergotte; que, pour elle, la causerie intime à table, ce qui correspondait à ce qu’était pour moi la conversation de ma grand’tante, c’étaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets qu’il n’avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels j’aurais voulu l’écouter rendre ses oracles, et qu’enfin, quand elle allait visiter des villes, il cheminait à côté d’elle, inconnu et glorieux, comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je sentis en même temps que le prix d’un être comme Mlle Swann, combien je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j’éprouvai si vivement la douceur et l’impossibilité qu’il y aurait pour moi à être son ami, que je fus rempli à la fois de désir et de désespoir. 🔊✎