← Aussi je me promettais, dans la salle à manger, pendant qu’on commencerait à dîner et que je sentirais approcher l’heure, de faire d’avance de ce baiser qui serait si court et furtif, tout ce que j’en pouvais faire seul, de choisir avec mon regard la place de la joue que j’embrasserais, de préparer ma pensée pour pouvoir grâce à ce commencement mental de baiser consacrer toute la minute que m’accorderait maman à sentir sa joue contre mes lèvres, comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes séances de pose, prépare sa palette, et a fait d’avance de souvenir, d’après ses notes, tout ce pour quoi il pouvait à la rigueur se passer de la présence du modèle. 🔊✎
← Mon père me refusait constamment des permissions qui m’avaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés par ma mère et ma grand’mère parce qu’il ne se souciait pas des «principes» et qu’il n’y avait pas avec lui de «Droit des gens». Pour une raison toute contingente, ou même sans raison, il me supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si consacrée, qu’on ne pouvait m’en priver sans parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant l’heure rituelle, il me disait: «Allons, monte te coucher, pas d’explication!» Mais aussi, parce qu’il n’avait pas de principes (dans le sens de ma grand’mère), il n’avait pas à proprement parler d’intransigeance. 🔊✎
← On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien «qu’elle ne connaissait point», elle ne cessait d’y penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d’induction et ses heures de liberté. 🔊✎
← Autrefois, je ne m’attardais pas dans le bois consacré qui l’entourait, car, avant de monter lire, j’entrais dans le petit cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon grand-père, ancien militaire qui avait pris sa retraite comme commandant, occupait au rez-de-chaussée, et qui, même quand les fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cette odeur obscure et fraîche, à la fois forestière et ancien régime, qui fait rêver longuement les narines, quand on pénètre dans certains pavillons de chasse abandonnés. 🔊✎
← Il m’a semblé plus tard que c’était un des côtés touchants du rôle de ces femmes oisives et studieuses qu’elles consacrent leur générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté sentimentale—car, comme les artistes, elles ne le réalisent pas, ne le font pas entrer dans les cadres de l’existence commune,—et un or qui leur coûte peu, à enrichir d’un sertissage précieux et fin la vie fruste et mal dégrossie des hommes. 🔊✎
← Bien plus que sa photographie, ce qu’elle profanait, ce qu’elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait entre eux et elle et l’empêchait de les goûter directement, c’était la ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu’il lui avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes d’amabilité qui interposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une phraséologie, une mentalité qui n’était pas faite pour lui et l’empêchait de le connaître comme quelque chose de très différent des nombreux devoirs de politesse auxquels elle se consacrait d’habitude. 🔊✎