Mais ma tante savait bien que ce n’était pas pour rien qu’elle avait sonné Françoise, car, à Combray, une personne «qu’on ne connaissait point» était un être aussi peu croyable qu’un dieu de la mythologie, et de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que s’était produite, dans la rue de Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des recherches bien conduites n’eussent pas fini par réduire le personnage fabuleux aux proportions d’une «personne qu’on connaissait», soit personnellement, soit abstraitement, dans son état civil, en tant qu’ayant tel degré de parenté avec des gens de Combray. 🔊 C’était le fils de Mme Sauton qui rentrait du service, la nièce de l’abbé Perdreau qui sortait de couvent, le frère du curé, percepteur à Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui était venu passer les fêtes. 🔊 On avait eu en les apercevant l’émotion de croire qu’il y avait à Combray des gens qu’on ne connaissait point simplement parce qu’on ne les avait pas reconnus ou identifiés tout de suite. 🔊 Et pourtant, longtemps à l’avance, Mme Sauton et le curé avaient prévenu qu’ils attendaient leurs «voyageurs». Quand le soir, je montais, en rentrant, raconter notre promenade à ma tante, si j’avais l’imprudence de lui dire que nous avions rencontré près du Pont-Vieux, un homme que mon grand-père ne connaissait pas: «Un homme que grand-père ne connaissait point, s’écriait elle. Ah! je te crois bienNéanmoins un peu émue de cette nouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon grand-père était mandé. « 🔊Qui donc est-ce que vous avez rencontré près du Pont-Vieux, mon oncle? un homme que vous ne connaissiez point?»—«Mais si, répondait mon grand-père, c’était Prosper le frère du jardinier de Mme Bouillebœuf.»—«Ah! bien», disait ma tante, tranquillisée et un peu rouge; haussant les épaules avec un sourire ironique, elle ajoutait: «Aussi il me disait que vous aviez rencontré un homme que vous ne connaissiez pointEt on me recommandait d’être plus circonspect une autre fois et de ne plus agiter ainsi ma tante par des paroles irréfléchies. 🔊 On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien «qu’elle ne connaissait point», elle ne cessait d’y penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d’induction et ses heures de liberté. 🔊

—«Ce sera le chien de Mme Sazerat», disait Françoise, sans grande conviction, mais dans un but d’apaisement et pour que ma tante ne se «fende pas la tête🔊

—«Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazeratrépondait ma tante dont l’esprit critique n’admettait pas si facilement un fait. 🔊

—«Ah! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté de Lisieux🔊

—«Ah! à moins de ça🔊

—«Il paraît que c’est une bête bien affable», ajoutait Françoise qui tenait le renseignement de Théodore, «spirituelle comme une personne, toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de gracieux. 🔊 C’est rare qu’une bête qui n’a que cet âge-là soit déjà si galante. 🔊 Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le temps de m’amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau n’est seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumer mes asperges🔊

—«Comment, Françoise, encore des asperges! mais c’est une vraie maladie d’asperges que vous avez cette année, vous allez en fatiguer nos Parisiens🔊

—«Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. 🔊 Ils rentreront de l’église avec de l’appétit et vous verrez qu’ils ne les mangeront pas avec le dos de la cuiller🔊

—«Mais à l’église, ils doivent y être déjà; vous ferez bien de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner🔊