Madame

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Pour mon père, dont l’affection pour moi était d’une autre sorte, je ne sais pas s’il aurait eu ce courage: pour une fois il venait de comprendre que j’avais du chagrin, il avait dit à ma mère: «Va donc le consolerMaman resta cette nuit-là dans ma chambre et, comme pour ne gâter d’aucun remords ces heures si différentes de ce que j’avais eu le droit d’espérer, quand Françoise, comprenant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire en voyant maman assise près de moi, qui me tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui demanda: «Mais Madame, qu’a donc Monsieur à pleurer ainsimaman lui répondit: «Mais il ne sait pas lui-même, Françoise, il est énervé; préparez-moi vite le grand lit et montez vous coucherAinsi, pour la première fois, ma tristesse n’était plus considérée comme une faute punissable mais comme un mal involontaire qu’on venait de reconnaître officiellement, comme un état nerveux dont je n’étais pas responsable; j’avais le soulagement de n’avoir plus à mêler de scrupules à l’amertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans péché. 🔊

Aussi, quand Françoise allait les voir, à quelques lieues de Combray, maman lui disait en souriant: «N’est-ce pas Françoise, si Julien a été obligé de s’absenter et si vous avez Marguerite à vous toute seule pour toute la journée, vous serez désolée, mais vous vous ferez une raisonEt Françoise disait en riant: «Madame sait tout; madame est pire que les rayons X (elle disait x avec une difficulté affectée et un sourire pour se railler elle-même, ignorante, d’employer ce terme savant), qu’on a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans le cœur», et disparaissait, confuse qu’on s’occupât d’elle, peut-être pour qu’on ne la vît pas pleurer; maman était la première personne qui lui donnât cette douce émotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses chagrins de paysanne pouvaient présenter de l’intérêt, être un motif de joie ou de tristesse pour une autre qu’elle-même. 🔊

Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le temps de m’amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau n’est seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumer mes asperges🔊

Malheureusement, à peine venait-elle d’être introduite que Françoise rentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-même à l’unisson de la joie qu’elle ne doutait pas que ses paroles allaient causer à ma tante, articulant les syllabes pour montrer que, malgré l’emploi du style indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les paroles mêmes dont avait daigné se servir le visiteur: —«M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame Octave ne repose pas et pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas déranger. M. le Curé est en bas, j’y ai dit d’entrer dans la salle🔊

Mais il n’en allait plus de même si les bénéficiaires de la générosité de ma tante étaient de ceux que Françoise appelait «des gens comme moi, des gens qui ne sont pas plus que moi» et qui étaient ceux qu’elle méprisait le plus à moins qu’ils ne l’appelassent «Madame Françoise» et ne se considérassent comme étant «moins qu’elle». 🔊

—«Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l’air beaucoup fatiguée🔊

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