INÈS ✎ — Vous êtes très belle. Je voudrais avoir des fleurs pour vous souhaiter la bienvenue. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Des fleurs ? Oui. J'aimais beaucoup les fleurs. Elles se faneraient ici : il fait trop chaud. Bah ! L'essentiel, n'est-ce pas, c'est de conserver la bonne humeur. Vous êtes ... 🔊✎
INÈS ✎ — Oui, la semaine dernière. Et vous ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Moi ? Hier. La cérémonie n'est pas achevée. 🔊✎ (Elle parle avec beaucoup de naturel, mais comme si elle voyait ce qu'elle décrit.) ✎ Le vent dérange le voile de ma sœur. Elle fait ce qu'elle peut pour pleurer. 🔊✎ Allons ! allons! encore un effort. Voilà ! Deux larmes, deux petites larmes qui brillent sous le crêpe. 🔊✎ Olga Jardet est très laide ce matin. Elle soutient ma sœur par le bras. 🔊✎ Elle ne pleure pas à cause du rimmel et je dois dire qu'à sa place ... C'était ma meilleure amie. 🔊✎
INÈS ✎ — Vous avez beaucoup souffert ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Non. J'étais plutôt abrutie. 🔊✎
INÈS ✎ — Qu'est-ce que ... ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Une pneumonie. 🔊✎ (Même jeu que précédemment.) ✎ Eh bien, ça y est, ils s'en vont. Bonjour ! Bonjour ! Que de poignées de main. 🔊✎ Mon mari est malade de chagrin, il est resté à la maison. 🔊✎ (A INÈS.) ✎ Et vous ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Et vous, monsieur ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Douze balles dans la peau. 🔊✎ (Geste d'ESTELLE.) ✎ Excusez-moi, je ne suis pas un mort de bonne compagnie. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Oh ! cher monsieur, si seulement vous vouliez bien ne pas user de mots si crus. C'est ... c'est choquant. 🔊✎ Et finalement, qu'est-ce que ça veut dire ? Peut-être n'avons-nous jamais été si vivants. 🔊✎ S'il faut absolument nommer cet ... état de choses, je propose qu'on nous appelle des absents, ce sera plus correct. Vous êtes absent depuis longtemps ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Depuis un mois, environ. 🔊✎
ESTELLE ✎ — D'où êtes-vous ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Moi, de Paris. Vous avez encore quelqu'un là-bas ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Ma femme. 🔊✎ (Même jeu qu'ESTELLE.) ✎ Elle est venue à la caserne comme tous les jours ; on ne l'a pas laissée entrer. 🔊✎ Elle regarde entre les barreaux de la grille. Elle ne sait pas encore que je suis absent, mais elle s'en doute. 🔊✎ Elle s'en va, à présent. Elle est toute noire. Tant mieux, elle n'aura pas besoin de se changer. 🔊✎ Elle ne pleure pas ; elle ne pleurait jamais. 🔊✎ Il fait un beau soleil et elle est toute noire dans la rue déserte, avec ses grands yeux de victime. Ah ! elle m'agace. 🔊✎
Un silence. GARCIN va s'asseoir sur le canapé du milieu et se met la tête dans les mains. ✎
ESTELLE ✎ — Monsieur, monsieur Garcin ! 🔊✎
ESTELLE ✎ — Vous êtes assis sur mon canapé. 🔊✎
GARCIN ✎ — Pardon. 🔊✎ Il se lève. ✎
ESTELLE ✎ — Vous aviez l'air si absorbé. 🔊✎
GARCIN ✎ — Je mets ma vie en ordre. 🔊✎ (INÈS se met à rire.) ✎ Ceux qui rient feraient aussi bien de m'imiter. 🔊✎
INÈS ✎ — Elle est en ordre, ma vie. Tout à fait en ordre. 🔊✎ Elle s'est mise en ordre d'elle-même, là-bas, je n'ai pas besoin de m'en préoccuper. 🔊✎
GARCIN ✎ — Vraiment ? Et vous croyez que c'est si simple ! 🔊✎ (Il se passe la main sur le front.) ✎ Quelle chaleur ! Vous permettez ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Ah non ! 🔊✎ (Plus doucement.) ✎ Non. J'ai horreur des hommes en bras de chemise. 🔊✎
GARCIN, ✎ — remettant sa veste. ✎ C'est bon. 🔊✎ (Un temps.) ✎ Moi, je passais mes nuits dans les salles de rédaction. Il y faisait toujours une chaleur de cloporte. 🔊✎ (Un temps. Même jeu que précédemment.) ✎ Il y fait une chaleur de cloporte. C'est la nuit. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Tiens, oui, c'est déjà la nuit. Olga se déshabille. Comme le temps passe vite, sur terre. 🔊✎
INÈS ✎ — C'est la nuit. Ils ont mis les scellés sur la porte de ma chambre. Et la chambre est vide dans le noir. 🔊✎
GARCIN ✎ — Ils ont posé leurs vestons sur le dos de leurs chaises et roulé les manches de leurs chemises au-dessus de leurs coudes. Ça sent l'homme et le cigare. 🔊✎ (Un silence.) ✎ J'aimais vivre au milieu d'hommes en bras de chemise. 🔊✎
ESTELLE, ✎ — sèchement. ✎ Eh bien, nous n'avons pas les mêmes goûts. Voilà ce que ça prouve. 🔊✎ (Vers INÈS.) Vous aimez ça, vous, les hommes en chemise ? 🔊✎
INÈS ✎ — En chemise ou non, je n'aime pas beaucoup les hommes. 🔊✎
ESTELLE, ✎ — les regarde tous deux avec stupeur. ✎ Mais pourquoi, pourquoi nous a-t-on réunis ? 🔊✎
INÈS, ✎ — avec un éclat étouffé. ✎ Qu'est-ce que vous dites ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Je vous regarde tous deux et je pense que nous allons demeurer ensemble ... Je m'attendais à retrouver des amis, de la famille. 🔊✎
INÈS ✎ — Un excellent ami avec un trou au milieu de la figure. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Celui-là aussi. Il dansait le tango comme un professionnel. Mais nous, nous, pourquoi nous a-t-on réunis ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Eh bien; c'est le hasard. Ils casent les gens où ils peuvent, dans l'ordre de leur arrivée. 🔊✎ (A INÉS.) ✎ Pourquoi riez-vous ? 🔊✎
INÈS ✎ — Parce que vous m'amusez avec votre hasard. 🔊✎ Avez-vous tellement besoin de vous rassurer ? Ils ne laissent rien au hasard. 🔊✎
ESTELLE, ✎ — timidement. ✎ Mais nous nous sommes peut-être rencontrés autrefois ? 🔊✎
INÈS ✎ — Jamais. Je ne vous aurais pas oubliée. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Ou alors, c'est que nous avons des relations communes ? Vous ne connaissez pas les Dubois-Seymour ? 🔊✎
INÈS ✎ — Ça m'étonnerait. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Ils reçoivent le monde entier. 🔊✎
INÈS ✎ — Qu'est-ce qu'ils font ? 🔊✎
ESTELLE, ✎ — surprise. ✎ Ils ne font rien. Ils ont un château en Corrèze et ... 🔊✎
INÈS ✎ — Moi, j'étais employée des Postes. 🔊✎
ESTELLE, ✎ — avec un petit recul. ✎ Ah ! Alors en effet ?... 🔊✎ (Un temps.) ✎ Et vous, monsieur Garcin ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Je n'ai jamais quitté Rio. 🔊✎
ESTELLE ✎ — En ce cas vous avez parfaitement raison : c'est le hasard qui nous a réunis. 🔊✎
INÈS ✎ — Le hasard. Alors ces meubles sont là par hasard. C'est par hasard si le canapé de droite est vert épinard et si le canapé de gauche est bordeaux. Un hasard, n'est-ce pas ? 🔊✎ Eh bien, essayez donc de les changer de place et vous m'en direz des nouvelles. Et le bronze, c'est un hasard aussi ? Et cette chaleur ? Et cette chaleur ? 🔊✎ (Un silence.) ✎ Je vous dis qu'ils ont tout réglé. Jusque dans les moindres détails, avec amour. Cette chambre nous attendait. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Mais comment voulez-vous ? Tout est si laid, si dur, si anguleux. Je détestais les angles. 🔊✎
INÈS, ✎ — haussant les épaules. ✎ Croyez-vous que je vivais dans un salon second Empire ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Alors tout est prévu ? 🔊✎
INÈS ✎ — Tout. Et nous sommes assortis. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Ce n'est pas par hasard que vous, vous êtes en face de moi ? 🔊✎ (Un temps.) ✎ Qu'est-ce qu'ils attendent ? 🔊✎
INÈS ✎ — Je ne sais pas. Mais ils attendent. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Je ne peux pas supporter qu'on attende quelque chose de moi. Ça me donne tout de suite envie de faire le contraire. 🔊✎
INÈS ✎ — Eh bien, faites-le ! Faites-le donc ! Vous ne savez même pas ce qu'ils veulent. 🔊✎
ESTELLE, ✎ — frappant du pied. ✎ C'est insupportable. Et quelque chose doit m'arriver par vous deux ? 🔊✎ (Elle les regarde.) ✎ Par vous deux. Il y avait des visages qui me parlaient tout de suite. Et les vôtres ne me disent rien. 🔊✎
GARCIN, ✎ — brusquement à INÈS. ✎ Allons, pourquoi sommes-nous ensemble ? Vous en avez trop dit : allez jusqu'au bout. 🔊✎
INÈS, ✎ — étonnée. ✎ Mais je n'en sais absolument rien. 🔊✎
GARCIN ✎ — Il faut le savoir. 🔊✎
INÈS ✎ — Si seulement chacun de nous avait le courage de dire ... 🔊✎
INÈS ✎ — Qu'avez-vous fait ? Pourquoi vous ont-ils envoyée ici ? 🔊✎
ESTELLE, ✎ — vivement. ✎ Mais je ne sais pas, je ne sais pas du tout ! Je me demande même si ce n'est pas une erreur. 🔊✎ (A INÈS.) ✎ Ne souriez pas. Pensez à la quantité de gens qui ... qui s'absentent chaque jour. 🔊✎ Ils viennent ici par milliers et n'ont affaire qu'à des subalternes, qu'à des employés sans instruction. 🔊✎ Comment voulez-vous qu'il n'y ait pas d'erreur. Mais ne souriez pas. 🔊✎ (A GARCIN.) ✎ Et vous, dites quelque chose. S'ils se sont trompés dans mon cas, ils ont pu se tromper dans le vôtre. 🔊✎ (A INÈS.) ✎ Et dans le vôtre aussi. Est-ce qu'il ne vaut pas mieux croire que nous sommes là par erreur ? 🔊✎
INÈS ✎ — C'est tout ce que vous avez à nous dire ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Que voulez-vous savoir de plus ? Je n'ai rien à cacher. J'étais orpheline et pauvre, j'élevais mon frère cadet. 🔊✎ Un vieil ami de mon père m'a demandé ma main. Il était riche et bon, j'ai accepté. 🔊✎ Qu'auriez-vous fait à ma place ? Mon frère était malade et sa santé réclamait les plus grands soins … 🔊✎ J'ai vécu six ans avec mon mari sans un nuage. Il y a deux ans, j'ai rencontré celui que je devais aimer. 🔊✎ Nous nous sommes reconnus tout de suite, il voulait que je parte avec lui et j'ai refusé. 🔊✎ Après cela, j'ai eu ma pneumonie. C'est tout. 🔊✎ Peut-être qu'on pourrait, au nom de certains principes, me reprocher d'avoir sacrifié ma jeunesse à un vieillard. 🔊✎ (A GARCIN.) ✎ Croyez-vous que ce soit une faute ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Certainement non. 🔊✎ (Un temps.) ✎ Et vous, trouvez-vous que ce soit une faute de vivre selon ses principes ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Qui est-ce qui pourrait vous le reprocher ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Je dirigeais un journal pacifiste. La guerre éclate. Que faire ? 🔊✎ Ils avaient tous les yeux fixés sur moi. « Osera-t-il ? » Eh bien, j'ai osé. 🔊✎ Je me suis croisé les bras et ils m'ont fusillé. Où est la faute ? Où est la faute ? 🔊✎
ESTELLE, ✎ — lui pose la main sur le bras. ✎ Il n'y a pas de faute. Vous êtes ... 🔊✎
INÈS, ✎ — achève ironiquement. ✎ Un Héros. Et votre femme, Garcin ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Eh bien, quoi ? Je l'ai tirée du ruisseau. 🔊✎
ESTELLE, ✎ — à INÈS. ✎ Vous voyez ! vous voyez ! 🔊✎
INÈS ✎ — Je vois. 🔊✎ (Un temps.) ✎ Pour qui jouez-vous la comédie ? Nous sommes entre nous. 🔊✎
ESTELLE, ✎ — avec insolence. ✎ Entre nous ? 🔊✎
INÈS ✎ — Entre assassins. Nous sommes en enfer, ma petite, il n'y a jamais d'erreur et on ne damne jamais les gens pour rien. 🔊✎
INÈS ✎ — En enfer ! Damnés ! Damnés ! 🔊✎
ESTELLE ✎ — Taisez-vous. Voulez-vous vous taire ? Je vous défends d'employer des mots grossiers. 🔊✎
INÈS ✎ — Damnée, la petite sainte. Damné, le héros sans reproche. 🔊✎ Nous avons eu notre heure de plaisir, n'est-ce pas ? 🔊✎ Il y a des gens qui ont souffert pour nous jusqu'à la mort et cela nous amusait beaucoup. A présent, il faut payer. 🔊✎
GARCIN, ✎ — la main levée. ✎ Est-ce que vous vous tairez ? 🔊✎
INÈS, ✎ — le regarde sans peur, mais avec une immense surprise. Ha ! 🔊✎ (Un temps.) ✎ Attendez ! J'ai compris, je sais pourquoi ils nous ont mis ensemble … 🔊✎
GARCIN ✎ — Prenez garde à ce que vous allez dire. 🔊✎
INÈS ✎ — Vous allez voir comme c'est bête. Bête comme chou ! 🔊✎ Il n'y a pas de torture physique, n'est-ce pas ? Et cependant, nous sommes en enfer. 🔊✎ Et personne ne doit venir. Personne. Nous resterons jusqu'au bout seuls ensemble. C'est bien ça ? 🔊✎ En somme, il y a quelqu'un qui manque ici : c'est le bourreau. 🔊✎
GARCIN, ✎ — à mi-voix. ✎ Je le sais bien. 🔊✎
INÈS ✎ — Eh bien, ils ont réalisé une économie de personnel. Voilà tout. 🔊✎ Ce sont les clients qui font le service eux-mêmes, comme dans les restaurants coopératifs. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Qu'est-ce que vous voulez dire ? 🔊✎
INÈS ✎ — Le bourreau, c'est chacun de nous pour les deux autres. 🔊✎
Un temps. Ils digèrent la nouvelle. ✎
GARCIN, ✎ — d'une voix douce. ✎ Je ne serai pas votre bourreau. Je ne vous veux aucun mal et je n'ai rien à faire avec vous. Rien. C'est tout à fait simple. 🔊✎ Alors voilà : chacun dans son coin ; c'est la parade. 🔊✎ Vous ici, vous ici, moi là. Et du silence. Pas un mot : ce n'est pas difficile, n'est-ce pas ? 🔊✎ Chacun de nous a assez à faire avec lui-même. Je crois que je pourrais rester dix mille ans sans parler. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Il faut que je me taise ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Oui. Et nous ... nous serons sauvés. Se taire. Regarder en soi, ne jamais lever la tête. 🔊✎ C'est d'accord ? 🔊✎
ESTELLE, ✎ — après hésitation. ✎ D'accord. 🔊✎
Il va à son canapé et se met la tête dans ses mains. Silence. INÈS se met à chanter pour elle seule : ✎
INÈS ✎ — Dans la rue des Blancs-Manteaux
Dans la rue des Blancs-Manteaux 🔊✎
Dans la rue des Blancs-Manteaux
Dans la rue des Blancs-Manteaux 🔊✎
Dans la rue des Blancs-Manteaux
Sont v'nues des dames comme il faut
Mais la tête leur f'sait défaut
Dans le ruisseau des Blancs-Manteaux. 🔊✎
Pendant ce temps-là, ESTELLE se remet de la poudre et du rouge. Elle cherche une glace autour d'elle d'un air inquiet. Elle fouille dans son sac et puis elle se tourne vers GARCIN. ✎
ESTELLE ✎ — Monsieur, avez-vous un miroir ? 🔊✎ (GARCIN ne répond pas.) ✎ Un miroir, une glace de poche, n'importe quoi ? 🔊✎ (GARCIN ne répond pas.) ✎ Si vous me laissez toute seule, procurez-moi au moins une glace. 🔊✎
GARCIN demeure la tête dans ses main sans répondre. ✎
INÈS, ✎ — avec empressement. ✎ Moi, j'ai une glace dans mon sac. 🔊✎ (Elle fouille dans son sac. Avec dépit :) ✎ Je ne l'ai plus. Ils ont dû me l'ôter au greffe. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Comme c'est ennuyeux. 🔊✎
Un temps. Elle ferme les yeux et chancelle. INÈS se précipite et la soutient. ✎
INÈS ✎ — Qu'est-ce que vous avez ? 🔊✎
ESTELLE, ✎ — rouvre les yeux et sourit ; ✎ Je me sens drôle. (Elle se tâte.) Ça ne vous fait pas cet effet-là, à vous : quand je ne me vois pas, j'ai beau me tâter, je me demande si j'existe pour de vrai. 🔊✎
INÈS ✎ — Vous avez de la chance. Moi, je me sens toujours de l'intérieur. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Ah ! oui, de l'intérieur ... Tout ce qui se passe dans les têtes est si vague, ça m'endort. 🔊✎ (Un temps.) ✎ Il y a six grandes glaces dans ma chambre à coucher. Je les vois. Je les vois. Mais elles ne me voient pas. 🔊✎ Elles reflètent la causeuse, le tapis, la fenêtre ... comme c'est vide, une glace où je ne suis pas. 🔊✎ Quand je parlais, je m'arrangeais pour qu'il y en ait une où je puisse me regarder. 🔊✎ Je parlais, je me voyais parler. Je me voyais comme les gens me voyaient, ça me tenait éveillée. 🔊✎ (Avec désespoir.) ✎ Mon rouge ! Je suis sûre que je l'ai mis de travers. Je ne peux pourtant pas rester sans glace toute l'éternité. 🔊✎
INÈS ✎ — Voulez-vous que je vous serve de miroir ? Venez, je vous invite chez moi. Asseyez-vous sur mon canapé. 🔊✎
ESTELLE, ✎ — indique GARCIN. ✎ Mais … 🔊✎
INÈS ✎ — Ne nous occupons pas de lui. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Nous allons nous faire du mal : c'est vous qui l'avez dit. 🔊✎
INÈS ✎ — Est-ce que j'ai l'air de vouloir vous nuire ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — On ne sait jamais ... 🔊✎
INÈS ✎ — C'est toi qui me feras du mal. Mais qu'est-ce que ça peut faire ? Puisqu'il faut souffrir, autant que ce soit par toi. 🔊✎ Assieds-toi. Approche-toi. Encore. Regarde dans mes yeux : est-ce que tu t'y vois ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Je suis toute petite. Je me vois très mal. 🔊✎
INÈS ✎ — Je te vois, moi. Tout entière. Pose-moi des questions. Aucun miroir ne sera plus fidèle. 🔊✎
ESTELLE, gênée, se tourne vers GARCIN comme pour l'appeler à l'aide. ✎
ESTELLE ✎ — Monsieur ! Monsieur ! Nous ne vous ennuyons pas par notre bavardage ? 🔊✎
INÈS ✎ — Laisse-le, il ne compte plus ; nous sommes seules. Interroge-moi. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Est-ce que j'ai bien mis mon rouge à lèvres ? 🔊✎
INÈS ✎ — Fais voir. Pas trop bien. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Je m'en doutais. Heureusement que (elle jette un coup d'œil à GARCIN) personne ne m'a vue. Je recommence. 🔊✎
INÈS ✎ — C'est mieux. Non. Suis le dessin des lèvres ; je vais te guider. Là, là. C'est bien. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Aussi bien que tout à l'heure, quand je suis entrée ? 🔊✎
INÈS ✎ — C'est mieux ; plus lourd, plus cruel. Ta bouche d'enfer. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Hum ! Et c'est bien ? Que c'est agaçant, je ne peux plus juger par moi-même. 🔊✎ Vous me jurez que c'est bien ? 🔊✎
INÈS ✎ — Tu ne veux pas qu'on se tutoie ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Tu me jures que c'est bien ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Mais vous avez du goût ? Avez-vous mon goût ? Que c'est agaçant, que c'est agaçant. 🔊✎
INÈS ✎ — J'ai ton goût, puisque tu me plais. Regarde-moi bien. Souris-moi. 🔊✎ Je ne suis pas laide non plus. Est-ce que je ne vaux pas mieux qu'un miroir ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Je ne sais pas. Vous m'intimidez. Mon image dans les glaces était apprivoisée. Je la connaissais si bien ... 🔊✎ Je vais sourire : mon sourire ira au fond de vos prunelles et Dieu sait ce qu'il va devenir. 🔊✎
INÈS ✎ — Et qui t'empêche de m'apprivoiser ? 🔊✎ (Elles se regardent. ESTELLE sourit, un peu fascinée.) ✎ Tu ne veux décidément pas me tutoyer ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — J'ai de la peine à tutoyer les femmes. 🔊✎
INÈS ✎ — Et particulièrement les employées des postes, je suppose ? 🔊✎ Qu'est-ce que tu as là, au bas de la joue ? Une plaque rouge ? 🔊✎
ESTELLE, ✎ — sursautant. ✎ Une plaque rouge, quelle horreur ! Où ça ? 🔊✎
INÈS ✎ — Là ! là ! Je suis le miroir aux alouettes ; ma petite alouette, je te tiens ! 🔊✎ Il n'y a pas de rougeur. Pas la moindre, Hein ? 🔊✎ Si le miroir se mettait à mentir ? Ou si je fermais les yeux, si je refusais de te regarder, que ferais-tu de toute cette beauté ? 🔊✎ N'aie pas peur : il faut que je te regarde, mes yeux resteront grands ouverts. Et je serais gentille, tout à fait gentille. Mais tu me diras : tu. 🔊✎
ESTELLE, ✎ — désignant GARCIN d'un coup de tête. ✎ Je voudrais qu'il me regarde aussi. 🔊✎
INÈS ✎ — Ha ! parce que c'est un homme. 🔊✎ (A GARCIN.) ✎ Vous avez gagné. 🔊✎ (GARCIN ne répond pas.) ✎ Mais regardez-la donc ! 🔊✎ (GARCIN ne répond pas.) ✎ Ne jouez pas cette comédie ; vous n'avez pas perdu un mot de ce que nous disions. 🔊✎
GARCIN, ✎ — levant brusquement la tête. ✎ Vous pouvez le dire, pas un mot : j'avais beau m'enfoncer les doigts dans les oreilles, vous me bavardiez dans la tête. 🔊✎ Allez-vous me laisser, à présent ? Je n'ai pas affaire à vous. 🔊✎
INÈS ✎ — Et à la petite, avez-vous affaire ? J'ai vu votre manège : c'est pour l'intéresser que vous avez pris vos grands airs. 🔊✎
GARCIN ✎ — Je vous dis de me laisser. Il y a quelqu'un qui parle de moi au journal et je voudrais écouter. 🔊✎ Je me moque de la petite, si cela peut vous tranquilliser. 🔊✎
GARCIN ✎ — Je ne voulais pas être grossier ... 🔊✎
Un temps. Ils sont debout, les uns en face des autres. ✎
GARCIN ✎ — Et voilà ! 🔊✎ (Un temps.) ✎ Je vous avais suppliées de vous taire. 🔊✎
ESTELLE ✎ — C'est elle qui a commencé. Elle est venue m'offrir son miroir et je ne lui demandais rien. 🔊✎
INÈS ✎ — Rien. Seulement tu te frottais contre lui et tu faisais des mines pour qu'il te regarde. 🔊✎
GARCIN ✎ — Êtes-vous folles ? Vous ne voyez donc pas où nous allons. Mais taisez-vous ! 🔊✎ (Un temps.) ✎ Nous allons nous rasseoir bien tranquillement, nous fermerons les yeux et chacun tâchera d'oublier la présence des autres. 🔊✎
Un temps, il se rassied. Elles vont à leur place d'un pas hésitant. INÈS se retourne brusquement. ✎
INÈS ✎ — Ah ! oublier. Quel enfantillage ! Je vous sens jusque dans mes os. Votre silence me crie dans les oreilles. 🔊✎ Vous pouvez vous clouer la bouche, vous pouvez vous couper la langue, est-ce que vous vous empêcherez d'exister ? Arrêterez-vous votre pensée ? 🔊✎ Je l'entends, elle fait tic tac, comme un réveil, et je sais que vous entendez la mienne. 🔊✎ Vous avez beau vous rencogner sur votre canapé, vous êtes partout, les sons m'arrivent souillés parce que vous les avez entendus au passage. 🔊✎ Vous m'avez volé jusqu'à mon visage : vous le connaissez et je ne le connais pas. 🔊✎ Et elle ? elle ? vous me l'avez volée : si nous étions seules, croyez-vous qu'elle oserait me traiter comme elle me traite ? 🔊✎ Non, non : ôtez ces mains de votre figure, je ne vous laisserai pas, ce serait trop commode. 🔊✎ Vous resteriez là, insensible, plongé en vous-même comme un bouddha, j'aurais les yeux clos, je sentirais qu'elle vous dédie tous les bruits de sa vie, même les froissements de sa robe et qu'elle vous envoie des sourires que vous ne voyez pas ... 🔊✎ Pas de ça ! Je veux choisir mon enfer ; je veux vous regarder de tous mes yeux et lutter à visage découvert. 🔊✎
GARCIN ✎ — C'est bon. Je suppose qu'il fallait en arriver là ; ils nous ont manœuvrés comme des enfants. 🔊✎ S'ils m'avaient logé avec des hommes ... les hommes savent se taire. Mais il ne faut pas trop demander. 🔊✎ (Il va vers ESTELLE et lui passe la main sous le menton.) ✎ Alors, petite, je te plais ? Il parait que tu me faisais de l'œil ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Ne me touchez pas. 🔊✎
GARCIN ✎ — Bah ! Mettons-nous à l'aise. J'aimais beaucoup les femmes, sais-tu ? Et elles m'aimaient beaucoup. 🔊✎ Mets-toi donc à l'aise, nous n'avons plus rien à perdre. 🔊✎ De la politesse, pourquoi ? Des cérémonies, pourquoi ? Entre nous ! Tout à l'heure nous serons nus comme des vers. 🔊✎
GARCIN ✎ — Comme des vers ! Ah ! je vous avais prévenues. Je ne vous demandais rien, rien que la paix et un peu de silence. 🔊✎ J'avais mis les doigts dans mes oreilles. Gomez parlait, debout entre les tables, tous les copains du journal écoutaient. En bras de chemise. 🔊✎ Je voulais comprendre ce qu'ils disaient, c'était difficile : les événements de la terre passent si vite. 🔊✎ Est-ce que vous ne pouviez pas vous taire ? A présent, c'est fini, il ne parle plus, ce qu'il pense de moi est rentré dans sa tête. 🔊✎ Eh bien, il faudra que nous allions jusqu'au bout. Nus comme des vers : je veux savoir à qui j'ai affaire. 🔊✎
INÈS ✎ — Vous le savez. A présent vous le savez. 🔊✎
GARCIN ✎ — Tant que chacun de nous n'aura pas avoué pourquoi ils l'ont condamné, nous ne saurons rien. Toi, la blonde, commence. 🔊✎ Pourquoi ? Dis-nous pourquoi : ta franchise peut éviter des catastrophes ; quand nous connaîtrons nos monstres ... Allons, pourquoi ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Je vous dis que j'ignore. Ils n'ont pas voulu me l'apprendre. 🔊✎
GARCIN ✎ — Je sais. A moi non plus, ils n'ont pas voulu répondre. Mais je me connais. 🔊✎ Tu as peur de parler la première ? Très bien. Je vais commencer. 🔊✎ (Un silence.) ✎ Je ne suis pas très joli. 🔊✎
INÈS ✎ — Ça va. On sait que vous avez déserté. 🔊✎
GARCIN ✎ — Laissez ça. Ne parlez jamais de ça. Je suis ici parce que j'ai torturé ma femme. C'est tout. Pendant cinq ans. Bien entendu, elle souffre encore. 🔊✎ La voilà ; dès que je parle d'elle, je la vois. C'est Gomez qui m'intéresse et c'est elle que je vois. Où est Gomez ? Pendant cinq ans. 🔊✎ Dites donc, ils lui ont rendu mes effets ; elle est assise près de la fenêtre et elle a pris mon veston sur ses genoux. Le veston aux douze trous. Le sang, on dirait de la rouille. Les bords des trous sont roussis. 🔊✎ Ha ! C'est une pièce de musée, un veston historique. Et j'ai porté ça ! 🔊✎ Pleureras-tu ? Finiras-tu par pleurer ? 🔊✎ Je rentrais saoul comme un cochon, je sentais le vin et la femme. Elle m'avait attendu toute la nuit ; elle ne pleurait pas. 🔊✎ Pas un mot de reproche, naturellement. Ses yeux, seulement. Ses grands yeux. 🔊✎ Je ne regrette rien. Je paierai, mais je ne regrette rien. 🔊✎ Il neige dehors. Mais pleureras-tu ? C'est une femme qui a la vocation du martyre. 🔊✎
INÈS, ✎ — presque doucement. ✎ Pourquoi l'avez-vous fait souffrir ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Parce que c'était facile. Il suffisait d'un mot pour la faire changer de couleur ; c'était une sensitive. 🔊✎ Ha ! pas un reproche ! Je suis très taquin. J'attendais, j'attendais toujours. Mais non, pas un pleur, pas un reproche. 🔊✎ Je l'avais tirée du ruisseau, comprenez-vous ? 🔊✎ Elle passe la main sur le veston, sans le regarder. Ses doigts cherchent les trous à l'aveuglette. 🔊✎ Qu'attends-tu ? Qu'espères-tu ? Je te dis que je ne regrette rien. 🔊✎ Enfin voilà : elle m'admirait trop. Comprenez-vous ça ! 🔊✎
INÈS ✎ — Non. On ne m'admirait pas. 🔊✎
GARCIN ✎ — Tant mieux. Tant mieux pour vous. Tout cela doit vous paraître abstrait. 🔊✎ Eh bien, voici une anecdote : J'avais installé chez moi une mulâtresse. 🔊✎ Quelles nuits ! Ma femme couchait au premier, elle devait nous entendre. 🔊✎ Elle se levait la première et, comme nous faisions la grasse matinée, elle nous apportait le petit déjeuner au lit. 🔊✎
GARCIN ✎ — Mais oui, mais oui, le goujat bien-aimé. 🔊✎ (Il parait distrait.) ✎ Non, rien. C'est Gomez, mais il ne parle pas de moi. 🔊✎ Un goujat, disiez-vous ? Dame : sinon, qu'est-ce que je ferais ici ? Et vous ? 🔊✎
INÈS ✎ — Eh bien, j'étais ce qu'ils appellent, là-bas, une femme damnée. Déjà damnée, n'est-ce pas. 🔊✎ Alors, il n'y a pas eu de grosse surprise. 🔊✎
INÈS ✎ — Non, il y a aussi cette affaire avec Florence. Mais c'est une histoire de morts. Trois morts. Lui d'abord, ensuite elle et moi. 🔊✎ Il ne reste plus personne là-bas, je suis tranquille ; la chambre, simplement. Je vois la chambre, de temps en temps. Vide, avec des volets clos. 🔊✎ Ah ! ah ! Ils ont fini par ôter les scellés. A louer ... 🔊✎ Elle est à louer. Il y a un écriteau sur la porte. C'est ... dérisoire. 🔊✎
GARCIN ✎ — Trois. Vous avez bien dit trois ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Un homme et deux femmes ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Tiens. 🔊✎ (Un silence.) ✎ Il s'est tué ? 🔊✎
INÈS ✎ — Lui ? Il en était bien incapable. Pourtant ce n'est pas faute d'avoir souffert. 🔊✎ Non : c'est un tramway qui l'a écrasé. De la rigolade ! J'habitais chez eux, c'était mon cousin. 🔊✎
GARCIN ✎ — Florence était blonde ? 🔊✎
INÈS ✎ — Blonde ? 🔊✎ (Regard à ESTELLE.) ✎ Vous savez, je ne regrette rien, mais ça ne m'amuse pas tant de vous raconter cette histoire. 🔊✎
GARCIN ✎ — Allez ! allez ! Vous l'avez dégoûtée de lui ? 🔊✎
INÈS ✎ — Petit à petit. Un mot, de-ci, de-là. 🔊✎ Par exemple, il faisait du bruit en buvant ; il soufflait par le nez dans son verre. Des riens. 🔊✎ Oh ! c'était un pauvre type, vulnérable. Pourquoi souriez-vous ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Parce que moi, je ne suis pas vulnérable. 🔊✎
INÈS ✎ — C'est à voir. Je me suis glissée en elle, elle l'a vu par mes yeux ... 🔊✎ Pour finir, elle m'est restée sur les bras. Nous avons pris une chambre à l'autre bout de la ville. 🔊✎
INÈS ✎ — Alors il y a eu ce tramway. Je lui disais tous les jours : Eh bien, ma petite ! Nous l'avons tué. 🔊✎ (Un silence.) ✎ Je suis méchante. 🔊✎
INÈS ✎ — Non, vous, vous n'êtes pas méchant. C'est autre chose. 🔊✎
INÈS ✎ — Je vous le dirai plus tard. Moi, je suis méchante : ça veut dire que j'ai besoin de la souffrance des autres pour exister. 🔊✎ Une torche. Une torche dans les cœurs. Quand je suis toute seule, je m'éteins. 🔊✎ Six mois durant, j'ai flambé dans son cœur ; j'ai tout brûlé. 🔊✎ Elle s'est levée une nuit ; elle a été ouvrir le robinet du gaz sans que je m'en doute, et puis elle s'est recouchée près de moi. Voilà. 🔊✎
GARCIN ✎ — Rien. Ça n'est pas propre. 🔊✎
INÈS ✎ — Eh bien, non, ça n'est pas propre. Après ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Oh ! vous avez raison. 🔊✎ (A ESTELLE.) ✎ A toi. Qu'est-ce que tu as fait ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Je vous ai dit que je n'en savais rien. J'ai beau m'interroger ... 🔊✎
GARCIN ✎ — Bon. Eh bien, on va t'aider. Ce type au visage fracassé, qui est-ce ? 🔊✎
INÈS ✎ — Tu le sais fort bien. Celui dont tu avais peur, quand tu es entrée. 🔊✎
GARCIN ✎ — Pourquoi avais-tu peur de lui ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Vous n'avez pas le droit de m'interroger. 🔊✎
INÈS ✎ — Il s'est tué à cause de toi ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Mais non, vous êtes folle. 🔊✎
GARCIN ✎ — Alors, pourquoi te faisait-il peur ? Il s'est lâché un coup de fusil dans la figure, hein ? C'est ça qui lui a emporté la tête ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Taisez-vous ! taisez-vous ! 🔊✎
GARCIN ✎ — A cause de toi ! A cause de toi ! 🔊✎
INÈS ✎ — Un coup de fusil à cause de toi ! 🔊✎
ESTELLE ✎ — Laissez-moi tranquille. Vous me faites peur. Je veux m'en aller ! Je veux m'en aller ! 🔊✎
Elle se précipite vers la parie et la secoue. ✎
GARCIN ✎ — Va-t'en. Moi, je ne demande pas mieux. Seulement la porte est fermée de l’extérieur. 🔊✎
ESTELLE ✎ — sonne ; le timbre ne retentit pas. INÈS et GARCIN rient. ESTELLE se retourne sur eux, adossée à la porte. ✎
ESTELLE, ✎ — la voix rauque et lente. ✎ Vous êtes ignobles. 🔊✎
INÈS ✎ — Parfaitement, ignobles. Alors ? Donc le type s'est tué à cause de toi. C'était ton amant ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Bien entendu, c'était son amant. Et il a voulu l'avoir pour lui tout seul. Ça n'est pas vrai ? 🔊✎
INÈS ✎ — Il dansait le tango comme un professionnel, mais il était pauvre, j'imagine. 🔊✎
GARCIN ✎ — On te demande s'il était pauvre. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Oui, il était pauvre. 🔊✎
GARCIN ✎ — Et puis, tu avais ta réputation à garder. Un jour il est venu, il t'a suppliée et tu as rigolé. 🔊✎
INÈS ✎ — Hein ? Hein ? Tu as rigolé ? C'est pour cela qu'il s'est tué ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — C'est avec ces yeux-là que tu regardais Florence ? 🔊✎
Un temps. ESTELLE se met à rire. ✎
ESTELLE ✎ — Vous n'y êtes pas du tout. 🔊✎ (Elle se redresse et les regarde, toujours adossée à la porte. D'un ton sec et provocant :) ✎ Il voulait me faire un enfant. Là, êtes-vous contents ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Et toi, tu ne voulais pas. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Non. L'enfant est venu tout de même. Je suis allée passer cinq mois en Suisse. Personne n'a rien su. 🔊✎ C'était une fille. Roger était près de moi quand elle est née. Ça l'amusait d'avoir une fille. Pas moi. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Il y avait un balcon, au-dessus d'un lac. J'ai apporté une grosse pierre. Il criait : « Estelle, je t'en prie, je t'en supplie. » 🔊✎ Je le détestais. Il a tout vu. Il s'est penché sur le balcon et il a vu des ronds sur le lac. 🔊✎
ESTELLE ✎ — C'est tout. Je suis revenue à Paris. Lui, il a fait ce qu'il a voulu. 🔊✎
GARCIN ✎ — Il s'est fait sauter la tête ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Bien oui. Ça n'en valait pas la peine ; mon mari ne s'est jamais douté de rien. 🔊✎ (Un temps.) ✎ Je vous hais. 🔊✎
Elle a une crise de sanglots secs. ✎
GARCIN ✎ — Inutile. Ici les larmes ne coulent pas. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Je suis lâche ! Je suis lâche ! 🔊✎ (Un temps.) ✎ Si vous saviez comme je vous hais ! 🔊✎
INÈS, ✎ — la prenant dans ses bras. ✎ Mon pauvre petit ! 🔊✎ (A GARCIN :) ✎ L'enquête est finie. Pas la peine de garder cette gueule de bourreau. 🔊✎
GARCIN ✎ — De bourreau ... 🔊✎ (Il regarde autour de lui.) ✎ Je donnerais n'importe quoi pour me voir dans une glace. 🔊✎ (Un temps.) ✎ Qu'il fait chaud ! 🔊✎ (Il ôte machinalement son veston.) ✎ Oh ! pardon. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Vous pouvez rester en bras de chemise. A présent ... 🔊✎
GARCIN ✎ — Oui. 🔊✎ (Il jette son veston sur le canapé.) ✎ Il ne faut pas m'en vouloir, Estelle. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Je ne vous en veux pas. 🔊✎
INÈS ✎ — Et à moi ? Tu m'en veux, à moi ? 🔊✎
INÈS ✎ — Eh bien, Garcin ? Nous voici nus comme des vers ; y voyez-vous plus clair ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Je ne sais pas. Peut-être un peu plus clair. 🔊✎ (Timidement.) ✎ Est-ce que nous ne pourrions pas essayer de nous aider les uns les autres ? 🔊✎
INÈS ✎ — Je n'ai pas besoin d'aide. 🔊✎
GARCIN ✎ — Inès, ils ont embrouillé tous les fils. Si vous faites le moindre geste, si vous levez la main pour vous éventer, Estelle et moi nous sentons la secousse. 🔊✎ Aucun de nous ne peut se sauver seul ; il faut que nous nous perdions ensemble ou que nous nous tirions d'affaire ensemble. Choisissez. 🔊✎ (Un temps.) ✎ Qu'est-ce qu'il y a ? 🔊✎
INÈS ✎ — Ils l'ont louée. Les fenêtres sont grandes ouvertes, un homme est assis sur mon lit. Ils l'ont louée ! ils l'ont louée ! Entrez, entrez, ne vous gênez pas. 🔊✎ C'est une femme. Elle va vers lui et lui met les mains sur les épaules ... 🔊✎ Qu'est-ce qu'ils attendent pour allumer, on n'y voit plus ; est-ce qu'ils vont s'embrasser ? 🔊✎ Cette chambre est à moi ! Elle est à moi ! Et pourquoi n'allument-ils pas ? Je ne peux plus les voir. 🔊✎ Qu'est-ce qu'ils chuchotent ? Est-ce qu'il va la caresser sur mon lit ? Elle lui dit qu'il est midi et qu'il fait grand soleil. Alors, c'est que je deviens aveugle. 🔊✎ (Un temps.) ✎ Fini. Plus rien : je ne vois plus, je n'entends plus. Eh bien, je suppose que j'en ai fini avec la terre. Plus d'alibi. 🔊✎ (Elle frissonne.) ✎ Je me sens vide. A présent, je suis tout à fait morte. Tout entière ici. 🔊✎ (Un temps.) ✎ Vous disiez ? Vous parliez de m'aider, je crois ? 🔊✎
GARCIN ✎ — A déjouer leurs ruses. 🔊✎
INÈS ✎ — Et moi, en échange ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Vous m'aiderez. Il faudrait peu de chose, Inès : tout juste un peu de bonne volonté. 🔊✎
INÈS ✎ — De la bonne volonté ... Où voulez-vous que j'en prenne ? Je suis pourrie. 🔊✎
GARCIN ✎ — Et moi ? 🔊✎ (Un temps.) ✎ Tout de même, si nous essayions ? 🔊✎
INÈS ✎ — Je suis sèche. Je ne peux ni recevoir ni donner ; comment voulez-vous que je vous aide ? Une branche morte, le feu va s'y mettre. 🔊✎ (Un temps ; elle regarde ESTELLE qui a la tête dans ses mains.) ✎ Florence était blonde. 🔊✎
GARCIN ✎ — Est-ce que vous savez que cette petite sera votre bourreau ? 🔊✎
INÈS ✎ — Peut-être bien que je m'en doute. 🔊✎
GARCIN ✎ — C'est par elle qu'ils vous auront. En ce qui me concerne, je ... je ... je ne lui prête aucune attention. Si de votre côté ... 🔊✎
GARCIN ✎ — C'est un piège. Ils vous guettent pour savoir si vous vous y laisserez prendre. 🔊✎
INÈS ✎ — Je sais. Et vous, vous êtes un piège. Croyez-vous qu'ils n'ont pas prévu vos paroles ? Et qu'il ne s'y cache pas des trappes que nous ne pouvons pas voir ? Tout est piège. 🔊✎ Mais qu'est-ce que cela me fait ? Moi aussi, je suis un piège. Un piège pour elle. C'est peut-être moi qui l'attraperai. 🔊✎
GARCIN ✎ — Vous n'attraperez rien du tout. Nous nous courrons après comme des chevaux de bois, sans jamais nous rejoindre : vous pouvez croire qu'ils ont tout arrangé. 🔊✎ Laissez tomber, Inès. Ouvrez les mains, lâchez prise. Sinon vous ferez notre malheur à tous trois. 🔊✎
INÈS ✎ — Est-ce que j'ai une tête à lâcher prise ? Je sais ce qui m'attend. Je vais bruler, je brûle et je sais qu'il n'y aura pas de fin ; je sais tout : croyez-vous que je lâcherai prise ? 🔊✎ Je l'aurai, elle vous verra par mes yeux, comme Florence voyait l'autre. 🔊✎ Qu'est-ce que vous venez me parler de votre malheur : je vous dis que je sais tout et je ne peux même pas avoir pitié de moi. 🔊✎ Un piège, ha ! un piège. Naturellement je suis prise au piège. Et puis après ? Tant mieux, s'ils sont contents. 🔊✎
GARCIN, ✎ — la prenant par l'épaule. ✎ Moi, je peux avoir pitié de vous. Regardez-moi : nous sommes nus. Nus jusqu'aux os et je vous connais jusqu'au cœur. C'est un lien : croyez-vous que je voudrais vous faire du mal ? 🔊✎ Je ne regrette rien, je ne me plains pas ; moi aussi, je suis sec. Mais de vous, je peux avoir pitié. 🔊✎
INÈS, ✎ — qui s'est laissé faire pendant qu'il parlait, se secoue. ✎ Ne me touchez pas. Je déteste qu'on me touche. Et gardez votre pitié. 🔊✎ Allons ! Garcin, il y a aussi beaucoup de pièges pour vous, dans cette chambre. Pour vous. Préparés pour vous. Vous feriez mieux de vous occuper de vos affaires. 🔊✎ (Un temps.) ✎ Si vous, nous laissez tout à fait tranquilles, la petite et moi, je ferai en sorte de ne pas vous nuire. 🔊✎
GARCIN, ✎ — la regarde un moment, puis hausse les épaules. ✎ C'est bon. 🔊✎
ESTELLE, ✎ — relevant la tête. ✎ Au secours, Garcin. 🔊✎
GARCIN ✎ — Que me voulez-vous ? 🔊✎
ESTELLE, ✎ — se levant et s'approchant de lui. ✎ Moi, vous pouvez m'aider. 🔊✎
GARCIN ✎ — Adressez-vous à elle. 🔊✎
INÈS s'est rapprochée, elle se place tout contre ESTELLE, par-derrière, sans la toucher. Pendant les répliques suivantes, elle lui parlera presque à l'oreille. Mais ESTELLE, tournée vers GARCIN, qui la regarde sans parler, répond uniquement à celui-ci comme si c'était lui qui l'interrogeait. ✎
ESTELLE ✎ — Je vous en prie, vous avez promis, Garcin, vous avez promis ! Vite, vite, je ne veux pas rester seule. Olga l'a emmené au dancing. 🔊✎
INÈS ✎ — Qui a-t-elle emmené ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Pierre. Ils dansent ensemble. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Un petit niais. Il m'appelait son eau vive. Il m'aimait. Elle l'a emmené au dancing. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Ils se rasseyent. Elle est à bout de souffle. Pourquoi danse-t-elle ? A moins que ce ne soit pour se faire maigrir. 🔊✎ Bien sûr que non. Bien sûr que je ne l'aimais pas : il a dix-huit ans et je ne suis pas une ogresse, moi. 🔊✎
INÈS ✎ — Alors, laisse-les. Qu'est-ce que cela peut te faire ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Il était à moi. 🔊✎
INÈS ✎ — Rien n'est plus à toi sur la terre. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Il était à moi. 🔊✎
INÈS ✎ — Oui, il était ... Essaye de le prendre, essaye de le toucher. Olga peut le toucher, elle. N'est-ce pas ? N'est-ce pas ? Elle peut lui tenir les mains, lui frôler les genoux. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Elle pousse contre lui son énorme poitrine, elle lui souffle dans la figure. 🔊✎ Petit Poucet, pauvre Petit Poucet, qu'attends-tu pour lui éclater de rire au nez ? Ah! il m'aurait suffi d'un regard, elle n'aurait jamais osé ... 🔊✎ Est-ce que je ne suis vraiment plus rien ? 🔊✎
INÈS ✎ — Plus rien. Et il n'y a plus rien de toi sur la terre : tout ce qui t'appartient est ici. 🔊✎ Veux-tu le coupe-papier ? Le bronze de Barbedienne ? Le canapé bleu est à toi. 🔊✎ Et moi, mon petit, moi je suis à toi pour toujours. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Ha ? A moi ? Eh bien, lequel de vous deux oserait m'appeler son eau vive ? On ne vous trompe pas, vous autres, vous savez que je suis une ordure. 🔊✎ Pense à moi, Pierre, ne pense qu'à moi, défends-moi ; tant que tu penses : mon eau vive, ma chère eau vive, je ne suis ici qu'à moitié, je ne suis qu'à moitié coupable, je suis eau vive là-bas, près de toi. 🔊✎ Elle est rouge comme une tomate. Voyons, c'est impossible : nous avons cent fois ri d'elle ensemble. 🔊✎ Qu'est-ce que c'est que cet air-là ? je l'aimais tant. Ah ! c'est Saint Louis Blues. 🔊✎ Eh bien, dansez, dansez. Garcin, vous vous amuseriez si vous pouviez la voir. Elle ne saura donc jamais que je la vois. 🔊✎ Je te vois, je te vois avec ta coiffure défaite, ton visage chaviré, je vois que tu lui marches sur les pieds. C'est à mourir de rire. 🔊✎ Allons ! Plus vite ! plus vite ! Il la tire, il la pousse. C'est indécent. Plus vite ! Il me disait : Vous êtes si légère. Allons, allons ! 🔊✎ (Elle danse en parlant.) ✎ Je te dis que je te vois. Elle s'en moque, elle danse à travers mon regard. 🔊✎ Notre chère Estelle ! Quoi, notre chère Estelle ? Ah ! tais-toi. Tu n'as même pas versé une larme aux obsèques. Elle lui a dit « notre chère Estelle ». Elle a le toupet de lui parler de moi. 🔊✎ Allons ! en mesure. Ce n'est pas elle qui pourrait parler et danser à la fois. 🔊✎ Mais qu'est-ce que ... Non ! non ! ne lui dis pas ! je te l'abandonne, emporte-le, garde-le, fais-en ce que tu voudras ; mais ne lui dis pas ... 🔊✎ (Elle s'est arrêtée de danser.) ✎ Bon. Eh bien, tu peux le garder à présent. Elle lui a tout dit, Garcin : Roger, le voyage en Suisse, l'enfant, elle lui a tout raconté. 🔊✎ « Notre chère Estelle n'était pas ... » Non, non, en effet, je n'étais pas ... 🔊✎ Il branle la tête d'un air triste, mais on ne peut pas dire que la nouvelle l'ait bouleversé. 🔊✎ Garde-le à présent. Ce ne sont pas ses longs cils ni ses airs de fille que je te disputerai. Ha ! il m'appelait son eau vive, son cristal. Eh bien, le cristal est en miettes. 🔊✎ « Notre chère Estelle. » Dansez ! dansez, voyons ! En mesure. Une, deux. 🔊✎ (Elle danse.) ✎ Je donnerais tout au monde pour revenir sur terre un instant, un seul instant, et pour danser. 🔊✎ (Elle danse ; un temps.) ✎ Je n'entends plus très bien. Ils ont éteint les lampes comme pour un tango ; pourquoi jouent-ils en sourdine ? Plus fort ! Que c'est loin ! 🔊✎ Je ... Je n'entends plus du tout. 🔊✎ (Elle cesse de danser.) ✎ Jamais plus. La terre m'a quittée. Garcin, regarde-moi, prends-moi dans tes bras. 🔊✎
INÈS fait signe à GARCIN de s'écarter, derrière le dos d'ESTELLE. ✎
INÈS, ✎ — impérieusement. ✎ Garcin ! 🔊✎
GARCIN ✎ — recule d'un pas et désigne INÈS à ESTELLE. ✎ Adressez-vous à elle. 🔊✎
ESTELLE, ✎ — l'agrippe. ✎ Ne vous en allez pas ! Est-ce que vous êtes un homme ? 🔊✎ Mais regardez-moi donc, ne détournez pas les yeux : est-ce donc si pénible ? J'ai des cheveux d'or, et, après tout, quelqu'un s'est tué pour moi. 🔊✎ Je vous supplie, il faut bien que vous regardiez quelque chose. Si ce n'est pas moi, ce sera le bronze, la table ou les canapés. Je suis tout de même plus agréable à voir. 🔊✎ Ecoute : je suis tombée de leurs cœurs comme un petit oiseau tombe du nid. Ramasse-moi, prends-moi, dans ton cœur, tu verras comme je serai gentille. 🔊✎
GARCIN, ✎ — la repoussant avec effort. ✎ Je vous dis de vous adresser à elle. 🔊✎
ESTELLE ✎ — A elle ? Mais elle ne compte pas : c'est une femme. 🔊✎
INÈS ✎ — Je ne compte pas ? Mais, petit oiseau, petite alouette, il y a beau temps que tu es à l'abri dans mon cœur. 🔊✎ N'aie pas peur, je te regarderai sans répit, sans un battement de paupières. 🔊✎ Tu vivras dans mon regard comme une paillette dans un rayon de soleil. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Un rayon de soleil ? Ha ! fichez-moi donc la paix. Vous m'avez fait le coup tout à l'heure et vous avez bien vu qu'il a raté. 🔊✎
INÈS ✎ — Estelle ! Mon eau vive, mon cristal. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Votre cristal ? C'est bouffon. Qui pensez-vous tromper ? 🔊✎ Allons, tout le monde sait que j'ai flanqué l'enfant par la fenêtre. Le cristal est en miettes sur la terre et je m'en moque. 🔊✎ Je ne suis plus qu'une peau - et ma peau n'est pas pour vous. 🔊✎
INÈS ✎ — Viens ! Tu seras ce que tu voudras : eau vive, eau sale, tu te retrouveras au fond de mes yeux telle que tu te désires. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Lâchez-moi ! Vous n'avez pas d'yeux ! Mais qu'est-ce qu'il faut que je fasse pour que tu me lâches ? Tiens ! 🔊✎
Elle lui crache à la figure. Inès la lâche brusquement. ✎
INÈS ✎ — Garcin ! Vous me le paierez ! 🔊✎
Un temps, GARCIN hausse les épaules et va vers ESTELLE. ✎
GARCIN ✎ — Alors ? Tu veux un homme ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Un homme, non. Toi. 🔊✎
GARCIN ✎ — Pas d'histoire. N'importe qui ferait l'affaire. Je me suis trouvé là, c'est moi. Bon. 🔊✎ (Il la prend aux épaules) ✎ Je n'ai rien pour te plaire, tu sais : je ne suis pas un petit niais et je ne danse pas le tango. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Je te prendrai comme tu es. Je te changerai peut-être. 🔊✎
GARCIN ✎ — J'en doute. Je serai ... distrait. J'ai d'autres affaires en tête. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Quelles affaires ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Ça ne t'intéresserait pas. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Je m'assiérai sur ton canapé. J'attendrai que tu t'occupes de moi. 🔊✎
INÈS, ✎ — éclatant de rire. ✎ Ha ! chienne ! A plat ventre ! A plat ventre ! Et il n'est même pas beau ! 🔊✎
ESTELLE, ✎ — à GARCIN. ✎ Ne l'écoute pas. Elle n'a pas d'yeux, elle n'a pas d'oreilles. Elle ne compte pas. 🔊✎
GARCIN ✎ — Je te donnerai ce que je pourrai. Ce n'est pas beaucoup. Je ne t'aimerai pas : je te connais trop. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Est-ce que tu me désires ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — C'est tout ce que je veux. 🔊✎
INÈS ✎ — Estelle ! Garcin ! Vous perdez le sens ! Mais je suis là, moi ! 🔊✎
GARCIN ✎ — Je vois bien, et après ? 🔊✎
INÈS ✎ — Devant moi ? Vous ne ... vous ne pouvez pas ! 🔊✎
ESTELLE ✎ — Pourquoi ? Je me déshabillais bien devant ma femme de chambre. 🔊✎
INÈS, ✎ — s'agrippant à GARCIN. ✎ Laissez-la! Laissez-la! ne la touchez pas de vos sales mains d'homme ! 🔊✎
GARCIN, ✎ — la repoussant violemment. ✎ Ça va : je ne suis pas un gentilhomme, je n'aurai pas peur de cogner sur une femme. 🔊✎
INÈS ✎ — Vous m'aviez promis, Garcin, vous m'aviez promis ! Je vous en supplie, vous m'aviez promis ! 🔊✎
GARCIN ✎ — C'est vous qui avez rompu le pacte. 🔊✎
INÈS se dégage et recule au fond de la pièce. ✎
INÈS ✎ — Faites ce que vous voudrez, vous êtes les plus forts. Mais rappelez-vous, je suis là et je vous regarde. Je ne vous quitterai pas des yeux, Garcin ; il faudra que vous l'embrassiez sous mon regard. 🔊✎ Comme je vous hais tous les deux ! Aimez-vous, aimez-vous ! Nous sommes en enfer et j'aurai mon tour. 🔊✎
Pendant la scène suivante, elle les regardera sans mot dire. ✎
GARCIN, ✎ — revient vers Estelle et la prend aux épaules. ✎ Donne-moi ta bouche. 🔊✎
Un temps. Il se penche sur elle et brusquement se redresse. ✎
ESTELLE, ✎ — avec un geste de dépit. ✎ Ha !… 🔊✎ (Un temps.) ✎ Je t'ai dit de ne pas faire attention à elle. 🔊✎
GARCIN ✎ — Il s'agit bien d'elle. 🔊✎ (Un temps.) ✎ Gomez est au journal. Ils ont fermé les fenêtres ; c'est donc l'hiver. Six mois. Il y a six mois qu'ils m'ont ... 🔊✎ Je t'ai prévenue qu'il m'arriverait d'être distrait ? Ils grelottent ; ils ont gardé leurs vestons ... 🔊✎ C'est drôle qu'ils aient si froid, là-bas : et moi j'ai si chaud. Cette fois-ci, c'est de moi qu'il parle. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Ça va durer longtemps ? 🔊✎ (Un temps.) ✎ Dis-moi au moins ce qu'il raconte. 🔊✎
GARCIN ✎ — Rien. Il ne raconte rien. C'est un salaud, voilà tout. 🔊✎ (Il prête l'oreille.) ✎ Un beau salaud. Bah ! 🔊✎ (Il se rapproche d'ESTELLE.) ✎ Revenons à nous ! M'aimeras-tu ? 🔊✎
ESTELLE, ✎ — souriant. ✎ Qui sait ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Auras-tu confiance en moi ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Quelle drôle de question : tu seras constamment sous mes yeux et ce n'est pas avec Inès que tu me tromperas. 🔊✎
GARCIN ✎ — Evidemment. 🔊✎ (Un temps. Il lâche les épaules d'ESTELLE.) ✎ Je parlais d'une autre confiance. 🔊✎ (Il écoute.) ✎ Va ! va ! dis ce que tu veux : je ne suis pas là pour me défendre. 🔊✎ (A ESTELLE.) ✎ Estelle, il faut me donner ta confiance. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Que d'embarras ! Mais tu as ma bouche, mes bras, mon corps entier, et tout pourrait être si simple ... 🔊✎ Ma confiance ? Mais je n'ai pas de confiance à donner moi ; tu me gênes horriblement. Ah ! il faut que tu aies fait un bien mauvais coup pour me réclamer ainsi ma confiance. 🔊✎
GARCIN ✎ — Ils m'ont fusillé. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Je sais : tu avais refusé de partir. Et puis ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Je ... Je n'avais pas tout à fait refusé. 🔊✎ (Aux invisibles.) ✎ Il parle bien, il blâme comme il faut, mais il ne dit pas ce qu'il faut faire. 🔊✎ Allais-je entrer chez le général et lui dire : « Mon général, je ne pars pas » ? Quelle sottise ! Ils m'auraient coffré. Je voulais témoigner, moi, témoigner ! Je ne voulais pas qu'ils étouffent ma voix. 🔊✎ (A ESTELLE.) ✎ Je ... J'ai pris le train. Ils m'ont pincé à la frontière. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Où voulais-tu aller ? 🔊✎
GARCIN ✎ — A Mexico. Je comptais y ouvrir un journal pacifiste. 🔊✎ (Un silence.) ✎ Eh bien, dis quelque chose. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Que veux-tu que je te dise ? Tu as bien fait puisque tu ne voulais pas te battre. 🔊✎ (Geste agacé de GARCIN.) ✎ Ah ! mon chéri, je ne peux pas deviner ce qu'il faut te répondre. 🔊✎
INÈS ✎ — Mon trésor, il faut lui dire qu'il s'est enfui comme un lion. Car il s'est enfui, ton gros chéri. C'est ce qui le taquine. 🔊✎
GARCIN ✎ — Enfui, parti : appelez-le comme vous voudrez. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Il fallait bien que tu t'enfuies. Si tu étais resté, ils t'auraient mis la main au collet. 🔊✎
GARCIN ✎ — Bien sûr. 🔊✎ (Un temps.) ✎ Estelle, est-ce que je suis un lâche ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Mais je n'en sais rien, mon amour, je ne suis pas dans ta peau. C'est à toi de décider. 🔊✎
GARCIN, ✎ — avec un geste las. ✎ Je ne décide pas. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Enfin tu dois bien te rappeler ; tu devais avoir des raisons pour agir comme tu l'as fait. 🔊✎
GARCIN ✎ — Est-ce que ce sont les vraies raisons ? 🔊✎
ESTELLE, ✎ — dépitée. ✎ Comme tu es compliqué. 🔊✎
GARCIN ✎ — Je voulais témoigner, je ... j'avais longuement réfléchi ... Est-ce que ce sont les vraies raisons ? 🔊✎
INÈS ✎ — Ah ! voilà la question. Est-ce que ce sont les vraies raisons ? Tu raisonnais, tu ne voulais pas t'engager à la légère. 🔊✎ Mais la peur, la haine et toutes les saletés qu'on cache, ce sont aussi des raisons. Allons, cherche, interroge-toi. 🔊✎
GARCIN ✎ — Tais-toi ! Crois-tu que j'aie attendu tes conseils ? 🔊✎ Je marchais dans ma cellule, la nuit, le jour. De la fenêtre à la porte, de la porte à la fenêtre. Je me suis épié. Je me suis suivi à la trace. Il me semble que j'ai passé une vie entière à m'interroger, et puis quoi, l'acte était là. 🔊✎ Je ... J'ai pris le train, voilà ce qui est sûr. Mais pourquoi ? Pourquoi ? 🔊✎ A la fin j'ai pensé : c'est ma mort qui décidera ; si je meurs proprement, j'aurai prouvé que je ne suis pas un lâche ... 🔊✎
INÈS ✎ — Et comment es-tu mort, Garcin ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Mal. 🔊✎ (INÈS éclate de rire.) ✎ Oh ! c'était une simple défaillance corporelle. Je n'en ai pas honte. Seulement tout est resté en suspens pour toujours. 🔊✎ (A ESTELLE.) ✎ Viens là, toi. Regarde-moi. J'ai besoin que quelqu'un me regarde pendant qu'ils parlent de moi sur terre. J'aime les yeux verts. 🔊✎
INÈS ✎ — Les yeux verts ? Voyez-vous ça! Et toi, Estelle ? aimes-tu les lâches ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Si tu savais comme ça m'est égal. Lâche ou non, pourvu qu'il embrasse bien. 🔊✎
GARCIN ✎ — Ils dodelinent de la tête en tirant sur leurs cigares ; ils s'ennuient. Ils pensent : Garcin est un lâche. Mollement, faiblement. Histoire de penser tout de même à quelque chose. 🔊✎ Garcin est un lâche. Voilà ce qu'ils ont décidé, eux, mes copains. Dans six mois, ils diront : lâche comme Garcin. 🔊✎ Vous avez de la chance vous deux ; personne ne pense plus à vous sur la terre. Moi, j'ai la vie plus dure. 🔊✎
INÈS ✎ — Et votre femme, Garcin ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Eh bien, quoi, ma femme ? Elle est morte. 🔊✎
GARCIN ✎ — J’ai dû oublier de vous le dire. Elle est morte tout à l'heure. Il y a deux mois environ. 🔊✎
GARCIN ✎ — Naturellement, de chagrin. De quoi voulez-vous qu'elle soit morte ? 🔊✎ Allons, tout va bien : la guerre est finie, ma femme est morte et je suis entré dans l'histoire. 🔊✎
Il a un sanglot sec et se passe la main sur la figure. ESTELLE s'accroche à lui. ✎
ESTELLE ✎ — Mon chéri, mon chéri ! Regarde-moi, mon chéri ! Touche-moi, touche-moi. 🔊✎ (Elle lui prend la main et la met sur sa gorge.) ✎ Mets ta main sur ma gorge. 🔊✎ (GARCIN fait un mouvement pour se dégager.) ✎ Laisse ta main ; laisse-la, ne bouge pas. Ils vont mourir un à un : qu'importe ce qu'ils pensent. Oublie-les. Il n'y a plus que moi. 🔊✎
GARCIN, ✎ — dégageant sa main. ✎ Ils ne m'oublient pas, eux. Ils mourront, mais d'autres viendront, qui prendront la consigne : je leur ai laissé ma vie entre les mains. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Ah ! tu penses trop ! 🔊✎
GARCIN ✎ — Que faire d'autre ? Autrefois, j'agissais ... 🔊✎ Ah ! revenir un seul jour au milieu d'eux ... quel démenti ! 🔊✎ Mais je suis hors jeu ; ils font le bilan ; sans s'occuper de moi et ils ont raison puisque je suis mort. Fait comme un rat. 🔊✎ (Il rit.) ✎ Je suis tombé dans le domaine public. 🔊✎
ESTELLE, ✎ — doucement. ✎ Garcin ! 🔊✎
GARCIN ✎ — Tu es là ? Eh bien, écoute, tu vas me rendre un service. Non, ne recule pas. Je sais : cela te semble drôle qu'on puisse te demander du secours, tu n'as pas l'habitude. 🔊✎ Mais si tu voulais, si tu faisais un effort, nous pourrions peut-être nous aimer pour de bon ? 🔊✎ Vois : ils sont mille à répéter que je suis un lâche. 🔊✎ Mais qu'est-ce que c'est, mille ? S'il y avait une âme, une seule, pour affirmer de toutes ses forces que je n'ai pas fui, que je ne peux pas avoir fui, que j'ai du courage que je suis propre, je ... je suis sûr que je serais sauvé ! 🔊✎ Veux-tu croire en moi ? Tu me serais plus chère que moi-même. 🔊✎
ESTELLE, ✎ — riant. ✎ Idiot ! cher idiot ! Penses-tu que je pourrais aimer un lâche ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Mais tu disais ... 🔊✎
ESTELLE ✎ — Je me moquais de toi. J'aime les hommes, Garcin, les vrais hommes, à la peau rude, aux mains fortes. 🔊✎ Tu n'as pas le menton d'un lâche, tu n'as pas la bouche d'un lâche, tu n'as pas la voix d'un lâche, tes cheveux ne sont pas ceux d'un lâche. Et c'est pour ta bouche, pour ta voix, pour tes cheveux que je t'aime. 🔊✎
GARCIN ✎ — C'est vrai ? C'est bien vrai ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Veux-tu que je te le jure ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Alors, je les défie tous, ceux de là-bas et ceux d'ici. Estelle, nous sortirons de l'enfer. 🔊✎ (Inès éclate de rire. Il s'interrompt et la regarde.) ✎ Qu'est-ce qu'il y a ? 🔊✎
INÈS, ✎ — riant. ✎ Mais elle ne croit pas un mot de ce qu'elle dit ; comment peux-tu être si naïf ? « Estelle. suis-je un lâche ? » Si tu savais ce qu'elle s'en moque ! 🔊✎
ESTELLE ✎ — Inès. 🔊✎ (A GARCIN.) ✎ Ne l'écoute pas. Si tu veux ma confiance il faut commencer par me donner la tienne. 🔊✎
INÈS ✎ — Mais oui, mais oui ! Fais-lui donc confiance. 🔊✎ Elle a besoin d'un homme, tu peux le croire, d'un bras d'homme autour de sa taille, d'une odeur d'homme, d'un désir d'homme dans des yeux d'homme. 🔊✎ Pour le reste ... Ha ! elle te dirait que tu es Dieu le Père, si cela pouvait te faire plaisir. 🔊✎
GARCIN ✎ — Estelle ! Est-ce que c'est vrai ? Réponds ; est-ce que c'est vrai ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Que veux-tu que je te dise ? Je ne comprends rien à toutes ces histoires. 🔊✎ (Elle tape du pied.) ✎ Que tout cela est donc agaçant ! Même si tu étais un lâche, je t'aimerais, là ! Cela ne te suffit pas ? 🔊✎
GARCIN, ✎ — aux deux femmes ✎ Vous me dégoûtez ! 🔊✎
ESTELLE ✎ — Qu'est-ce que tu fais ? 🔊✎
INÈS, ✎ — vite. ✎ Tu n'iras pas loin : la porte est fermée. 🔊✎
GARCIN ✎ — Il faudra bien qu'ils l'ouvrent. 🔊✎
Il appuie sur le bouton de sonnette. La sonnette ne fonctionne pas. ✎
INÈS, ✎ — à Estelle. ✎ Ne t'inquiète pas ; la sonnette est détraquée. 🔊✎
GARCIN ✎ — Je vous dis qu'ils ouvriront. 🔊✎ (Il tambourine contre la porte.) ✎ Je ne peux plus vous supporter, je ne peux plus. 🔊✎ (ESTELLE court vers lui, il la repousse.) ✎ Va-t'en ! Tu me dégoûtes encore plus qu'elle. 🔊✎ Je ne veux pas m'enliser dans tes yeux. Tu es moite ! tu es molle ! Tu es une pieuvre, tu es un marécage. 🔊✎ (Il frappe contre la porte.) ✎ Allez-vous ouvrir ? 🔊✎
ESTELLE ✎ — Garcin, je t'en supplie, ne pars pas, je ne te parlerai plus, je te laisserai tout à fait tranquille, mais ne pars pas. 🔊✎ Inès a sorti ses griffes, je ne veux plus rester seule avec elle. 🔊✎
GARCIN ✎ — Débrouille-toi. Je ne t'ai pas demandé de venir. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Lâche ! Lâche ! Oh ! c'est bien vrai que tu es lâche. 🔊✎
INÈS, ✎ — se rapprochant d'ESTELLE. ✎ Eh bien, mon alouette, tu n'es pas contente ? Tu m'as craché à la figure pour lui plaire et nous nous sommes brouillées à cause de lui. 🔊✎ Mais il s'en va, le trouble-fête, il va nous laisser entre femmes. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Tu n'y gagneras rien ; si cette porte s'ouvre, je m'enfuis. 🔊✎
ESTELLE ✎ — N'importe où. Le plus loin de toi possible. 🔊✎
GARCIN n'a cessé de tambouriner contre la porte. ✎
GARCIN ✎ — Ouvrez ! Ouvrez donc ! J'accepte tout : les brodequins, les tenailles, le plomb fondu, les pincettes, le garrot, tout ce qui brûle, tout ce qui déchire, je veux souffrir pour de bon. 🔊✎ Plutôt cent morsures, plutôt le fouet, le vitriol, que cette souffrance de tête, ce fantôme de souffrance, qui frôle, qui caresse et qui ne fait jamais assez mal. 🔊✎ (Il saisit le bouton de la porte et le secoue.) ✎ Ouvrirez-vous ? 🔊✎ (La porte s'ouvre brusquement, et il manque de tomber.) ✎ Ha ! 🔊✎
INÈS ✎ — Eh bien, Garcin ? Allez-vous-en. 🔊✎
GARCIN, ✎ — lentement. ✎ Je me demande pourquoi cette porte s'est ouverte. 🔊✎
INÈS ✎ — Qu'est-ce que vous attendez ? Allez, allez vite ! 🔊✎
GARCIN ✎ — Je ne m'en irai pas. 🔊✎
INÈS ✎ — Et toi, Estelle ? 🔊✎ (ESTELLE ne bouge pas ; INÈS éclate de rire.) ✎ Alors ? Lequel ? Lequel des trois ? La voie est libre, qui nous retient ? 🔊✎ Ha ! c'est à mourir de rire ! Nous sommes inséparables. 🔊✎
ESTELLE bondit sur elle par-derrière. ✎
ESTELLE ✎ — Inséparables ? Garcin ! Aide-moi. Aide-moi vite. Nous la traînerons dehors et nous fermerons la porte sur elle ; elle va voir. 🔊✎
INÈS, ✎ — se débattant. ✎ Estelle ! Estelle ! Je t'en supplie, garde-moi. Pas dans le couloir, ne me jette pas dans le couloir ! 🔊✎
ESTELLE ✎ — Tu es fou, elle te hait. 🔊✎
GARCIN ✎ — C'est à cause d'elle que je suis resté. 🔊✎
Estelle lâche Inès et regarde GARCIN avec stupeur. ✎
INÈS ✎ — A cause de moi ? 🔊✎ (Un temps.) ✎ Bon, eh bien, fermez la porte. Il fait dix fois plus chaud depuis qu'elle est ouverte. 🔊✎ (GARCIN va vers la porte et la ferme.) ✎ A cause de moi ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Oui. Tu sais ce que c'est qu'un lâche, toi. 🔊✎
GARCIN ✎ — Tu sais ce que c'est que le mal, la honte, la peur. 🔊✎ Il y a eu des jours où tu t'es vue jusqu'au cœur - et ça te cassait bras et jambes. Et le lendemain, tu ne savais plus que penser, tu n'arrivais plus à déchiffrer la révélation de la veille. 🔊✎ Oui, tu connais le prix du mal. Et si tu dis que je suis un lâche, c'est en connaissance de cause, hein ? 🔊✎
GARCIN ✎ — C'est toi que je dois convaincre : tu es de ma race. 🔊✎ T'imaginais-tu que j'allais partir ? 🔊✎ Je ne pouvais pas te laisser ici, triomphante, avec toutes ces pensées dans la tête ; toutes ces pensées qui me concernent. 🔊✎
INÈS ✎ — Tu veux vraiment me convaincre ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Je ne peux plus rien d'autre. Je ne les entends plus, tu sais. C'est sans doute qu'ils en ont fini avec moi. 🔊✎ Fini : l'affaire est classée, je ne suis plus rien sur terre, même plus un lâche. 🔊✎ Inès, nous voilà seuls : il n'y a plus que vous deux pour penser à moi. Elle ne compte pas. Mais toi, toi qui me hais, si tu me crois, tu me sauves. 🔊✎
INÈS ✎ — Ce ne sera pas facile. Regarde-moi : j'ai la tête dure. 🔊✎
GARCIN ✎ — J'y mettrai le temps qu'il faudra. 🔊✎
INÈS ✎ — Oh ! tu as tout le temps, Tout le temps. 🔊✎
GARCIN, ✎ — la prenant aux épaules. ✎ Écoute, chacun a son but, n'est-ce pas ? Moi, je me foutais de l'argent, de l'amour. Je voulais être un homme. Un dur. J'ai tout misé sur le même cheval. 🔊✎ Est-ce que c'est possible qu'on soit lâche quand on a choisi les chemins les plus dangereux ? Peut-on juger une vie sur un seul acte ? 🔊✎
INÈS ✎ — Pourquoi pas ? Tu as rêvé trente ans que tu avais du cœur ; et tu te passais mille petites faiblesses parce que tout est permis aux héros. Comme c'était commode ! 🔊✎ Et puis, à l'heure du danger, on t'a mis au pied du mur et ... tu as pris le train pour Mexico. 🔊✎
GARCIN ✎ — Je n'ai pas rêvé cet héroïsme. Je l'ai choisi. On est ce qu'on veut. 🔊✎
INÈS ✎ — Prouve-le. Prouve que ce n'était pas un rêve. Seuls les actes décident de ce qu'on a voulu. 🔊✎
GARCIN ✎ — Je suis mort trop tôt. On ne m'a pas laissé le temps de faire mes actes. 🔊✎
INÈS ✎ — On meurt toujours trop tôt — ou, trop tard. Et cependant la vie est là, terminée : le trait est tiré, il faut faire la somme. Tu n'es rien d'autre que ta vie. 🔊✎
GARCIN ✎ — Vipère ! Tu as réponse à tout. 🔊✎
INÈS ✎ — Allons ! allons ! Ne perds pas courage. Il doit t'être facile de me persuader. Cherche des arguments, fais un effort. 🔊✎ (GARCIN hausse les épaules.) ✎ Eh bien, eh bien ? Je t'avais dit que tu étais vulnérable. Ah ! comme tu vas payer à présent. 🔊✎ Tu es un lâche, Garcin, un lâche parce que je le veux. Je le veux, tu entends, je le veux ! Et pourtant, vois comme je suis faible, un souffle ; je ne suis rien que le regard qui te voit, que cette pensée incolore qui te pense. 🔊✎ (Il marche sur elle, mains ouvertes.) ✎ Ha ! elles s'ouvrent, ces grosses mains d'homme. Mais qu'espères-tu ? On n'attrape pas les pensées avec les mains. 🔊✎ Allons, tu n'as pas le choix : il faut me convaincre. Je te tiens. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Embrasse-moi, tu l'entendras chanter. 🔊✎
GARCIN ✎ — C'est pourtant vrai, Inès. Tu me tiens, mais je te tiens aussi. 🔊✎
Il se penche sur ESTELLE. INÈS pousse un cri. ✎
INÈS ✎ — Ha ! lâche ! lâche ! Va ! Va te faire consoler par les femmes. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Chante, Inès, chante ! 🔊✎
INÈS ✎ — Le beau couple ! Si tu voyais sa grosse patte posée à plat sur ton dos, froissant la chair et l'étoffe. Il a les mains moites ; il transpire. Il laissera une marque bleue sur ta robe. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Chante ! Chante ! Serre-moi plus fort contre toi, Garcin ; elle en crèvera. 🔊✎
INÈS ✎ — Mais oui, serre-la bien fort, serre-la ! Mêlez vos chaleurs. 🔊✎ C'est bon l'amour, hein Garcin ? C'est tiède et profond comme le sommeil, mais je t'empêcherai de dormir. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Ne l'écoute pas. Prends ma bouche ; je suis à toi tout entière. 🔊✎
INÈS ✎ — Eh bien, qu'attends-tu ? Fais ce qu'on te dit, Garcin le lâche tient dans ses bras Estelle l'infanticide. Les paris sont ouverts. Garcin le lâche l'embrassera-t-il ? 🔊✎ Je vous vois, je vous vois ; à moi seule je suis une foule, la foule. Garcin, la foule, l'entends-tu ? 🔊✎ (Murmurant.) ✎ Lâche ! Lâche ! Lâche ! Lâche ! En vain tu me fuis, je ne te lâcherai pas. 🔊✎ Que vas-tu chercher sur ses lèvres ? L'oubli ? Mais je ne t'oublierai pas, moi. C'est moi qu'il faut convaincre. Moi. Viens, viens ! Je t'attends. Tu vois, Estelle, il desserre son étreinte, il est docile comme un chien ... Tu ne l'auras pas ! 🔊✎
GARCIN ✎ — Il ne fera donc jamais nuit ? 🔊✎
GARCIN ✎ — Tu me verras toujours ? 🔊✎
GARCIN abandonne ESTELLE et fait quelques pas dans la pièce. Il s'approche du bronze. ✎
GARCIN ✎ — Le bronze ... 🔊✎ (Il le caresse.) ✎ Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. 🔊✎ Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent ... 🔊✎ (Il se retourne brusquement.) ✎ Ha ! vous n'êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. 🔊✎ (Il rit.) ✎ Alors, c'est ça l'enfer. Je n'aurais jamais cru ... Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril... Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l'enfer, c'est les Autres. 🔊✎
GARCIN ✎ — la repoussant. ✎ Laisse-moi. Elle est entre nous. Je ne peux pas t'aimer quand elle me voit. 🔊✎
ESTELLE ✎ — Ha ! Eh bien, elle ne nous verra plus. 🔊✎
Elle prend le coupe-papier sur la table, se précipite sur INÈS et lui porte plusieurs coups. ✎
INÈS, ✎ — se débattant et riant. ✎ Qu'est-ce que tu fais, qu'est-ce que tu fais, tu es folle ? Tu sais bien que je suis morte. 🔊✎
Elle laisse tomber le couteau. Un temps. INÈS ramasse le couteau et s'en frappe avec rage. ✎
INÈS ✎ — Morte ! Morte ! Morte ! Ni le couteau, ni le poison, ni la corde. C'est déjà fait, comprends-tu ? Et nous sommes ensemble pour toujours. 🔊✎
ESTELLE, ✎ — éclatant de rire. ✎ Pour toujours, mon Dieu que c'est drôle ! Pour toujours ! 🔊✎
GARCIN, ✎ — rit en les regardant toutes deux. ✎ Pour toujours ! 🔊✎
Ils tombent assis, chacun sur son canapé. Un long silence. Ils cessent de rire et se regardent. GARCIN se lève. ✎
GARCIN ✎ — Eh bien, continuons. 🔊✎
RIDEAU ✎