← L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je venais seulement d’arriver à Combray: avant que j’entrasse souhaiter le bonjour à ma tante on me faisait attendre un instant, dans la première pièce où le soleil, d’hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre d’une odeur de suie, en faisait comme un de ces grands «devants de four» de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion la poésie de l’hivernage; je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et «lever» la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense «chausson» où, à peine goûtés les arômes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée de couvre-lit à fleurs. 🔊✎
← Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait—selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu’on sculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie—: une barbue parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu’elle ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu’il avait bien le temps de descendre d’ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que c’était encore une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n’y en aurait plus, des framboises que M. Swann avait apportées exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier du jardin après deux ans qu’il n’en donnait plus, du fromage à la crème que j’aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce qu’elle l’avait commandé la veille, une brioche parce que c’était notre tour de l’offrir. 🔊✎
← Pendant que la fille de cuisine,—faisant briller involontairement la supériorité de Françoise, comme l’Erreur, par le contraste, rend plus éclatant le triomphe de la Vérité—servait du café qui, selon maman n’était que de l’eau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de l’eau chaude qui était à peine tiède, je m’étais étendu sur mon lit, un livre à la main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa fraîcheur transparente et fragile contre le soleil de l’après-midi derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon posé. 🔊✎
← Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue, ce que l’ombre est au rayon, c’est-à-dire aussi lumineuse que lui, et offrait à mon imagination le spectacle total de l’été dont mes sens si j’avais été en promenade, n’auraient pu jouir que par morceaux; et ainsi elle s’accordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées par mes livres et qui venaient l’émouvoir) supportait pareil au repos d’une main immobile au milieu d’une eau courante, le choc et l’animation d’un torrent d’activité. 🔊✎
← C’est ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray, j’ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la nostalgie d’un pays montueux et fluviatile, où je verrais beaucoup de scieries et où, au fond de l’eau claire, des morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de cresson: non loin montaient le long de murs bas, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres. Et comme le rêve d’une femme qui m’aurait aimé était toujours présent à ma pensée, ces étés-là ce rêve fut imprégné de la fraîcheur des eaux courantes; et quelle que fût la femme que j’évoquais, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres s’élevaient aussitôt de chaque côté d’elle comme des couleurs complémentaires. 🔊✎
← Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois «contenant» aux flancs transparents comme une eau durcie, et «contenu» plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. 🔊✎
← Alors je ne m’occupais plus de cette chose inconnue qui s’enveloppait d’une forme ou d’un parfum, bien tranquille puisque je la ramenais à la maison, protégée par le revêtement d’images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme les poissons que les jours où on m’avait laissé aller à la pêche, je rapportais dans mon panier couverts par une couche d’herbe qui préservait leur fraîcheur. 🔊✎