← Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire: «Je m’endors.» Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. 🔊✎
← Quand ces tours de jardin de ma grand’mère avaient lieu après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer: c’était, à un des moments où la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement, comme un insecte, en face des lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies sur la table à jeu,—si ma grand’tante lui criait: «Bathilde! viens donc empêcher ton mari de boire du cognac!» Pour la taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de mon père un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon grand-père, ma grand’tante lui en faisait boire quelques gouttes. 🔊✎
← Et si Françoise s’amusait de l’air épouvanté de ma tante quand de son lit elle avait aperçu dans la rue du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait l’air de venir chez elle ou quand elle avait entendu un coup de sonnette, elle riait encore bien plus, et comme d’un bon tour, des ruses toujours victorieuses de ma tante pour arriver à les faire congédier et de leur mine déconfite en s’en retournant sans l’avoir vue, et, au fond admirait sa maîtresse qu’elle jugeait supérieure à tous ces gens puisqu’elle ne voulait pas les recevoir. 🔊✎
← Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait—selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu’on sculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie—: une barbue parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu’elle ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu’il avait bien le temps de descendre d’ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que c’était encore une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n’y en aurait plus, des framboises que M. Swann avait apportées exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier du jardin après deux ans qu’il n’en donnait plus, du fromage à la crème que j’aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce qu’elle l’avait commandé la veille, une brioche parce que c’était notre tour de l’offrir. 🔊✎
← Comme celle-ci, dans le fumoir où mon oncle était en vareuse pour la recevoir, répandait son corps si doux, sa robe de soie rose, ses perles, l’élégance qui émane de l’amitié d’un grand-duc, de même elle avait pris quelque propos insignifiant de mon père, elle l’avait travaillé avec délicatesse, lui avait donné un tour, une appellation précieuse et y enchâssant un de ses regards d’une si belle eau, nuancé d’humilité et de gratitude, elle le rendait changé en un bijou artiste, en quelque chose de «tout à fait exquis». 🔊✎
← Et le jardinier: «Ah! ils sont malins», car il n’admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l’État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n’est pas une seule personne qui n’eût filé. 🔊✎
← Il me semblait alors tout d’un coup que mes parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir, qu’ils se trouvaient placés à mon point de vue, qu’ils apercevaient à leur tour, absolvaient, épousaient mes rêves, et j’étais malheureux comme si je les avais vaincus et dépravés. 🔊✎
← Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son village, comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l’iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entr’ouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi. 🔊✎
← Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois «contenant» aux flancs transparents comme une eau durcie, et «contenu» plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. 🔊✎
← Il était si puissant, si en faveur auprès des gens en place qu’il arrivait à nous faire transgresser les lois que Françoise m’avait appris à considérer comme plus inéluctables que celles de la vie et de la mort, à faire retarder d’un an pour notre maison, seule de tout le quartier, les travaux de «ravalement», à obtenir du ministre pour le fils de Mme Sazerat qui voulait aller aux eaux, l’autorisation qu’il passât le baccalauréat deux mois d’avance, dans la série des candidats dont le nom commençait par un A au lieu d’attendre le tour des S. Si j’étais tombé gravement malade, si j’avais été capturé par des brigands, persuadé que mon père avait trop d’intelligences avec les puissances suprêmes, de trop irrésistibles lettres de recommandation auprès du bon Dieu, pour que ma maladie ou ma captivité pussent être autre chose que de vains simulacres sans danger pour moi, j’aurais attendu avec calme l’heure inévitable du retour à la bonne réalité, l’heure de la délivrance ou de la guérison; peut-être cette absence de génie, ce trou noir qui se creusait dans mon esprit quand je cherchais le sujet de mes écrits futurs, n’était-il aussi qu’une illusion sans consistance, et cesserait-elle par l’intervention de mon père qui avait dû convenir avec le Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier écrivain de l’époque. 🔊✎