← De ma chambre, je ne pouvais apercevoir que sa base qui avait été recouverte d’ardoises; mais quand, le dimanche, je les voyais, par une chaude matinée d’été, flamboyer comme un soleil noir, je me disais: «Mon-Dieu! neuf heures! il faut se préparer pour aller à la grand’messe si je veux avoir le temps d’aller embrasser tante Léonie avant», et je savais exactement la couleur qu’avait le soleil sur la place, la chaleur et la poussière du marché, l’ombre que faisait le store du magasin où maman entrerait peut-être avant la messe dans une odeur de toile écrue, faire emplette de quelque mouchoir que lui ferait montrer, en cambrant la taille, le patron qui, tout en se préparant à fermer, venait d’aller dans l’arrière-boutique passer sa veste du dimanche et se savonner les mains qu’il avait l’habitude, toutes les cinq minutes, même dans les circonstances les plus mélancoliques, de frotter l’une contre l’autre d’un air d’entreprise, de partie fine et de réussite. 🔊✎
← Et aujourd’hui encore si, dans une grande ville de province ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un passant qui m’a «mis dans mon chemin» me montre au loin, comme un point de repère, tel beffroi d’hôpital, tel clocher de couvent levant la pointe de son bonnet ecclésiastique au coin d’une rue que je dois prendre, pour peu que ma mémoire puisse obscurément lui trouver quelque trait de ressemblance avec la figure chère et disparue, le passant, s’il se retourne pour s’assurer que je ne m’égare pas, peut, à son étonnement, m’apercevoir qui, oublieux de la promenade entreprise ou de la course obligée, reste là, devant le clocher, pendant des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres reconquises sur l’oubli qui s’assèchent et se rebâtissent; et sans doute alors, et plus anxieusement que tout à l’heure quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une rue...mais...c’est dans mon cœur... 🔊✎
← Et si je demandais: «Connaissez-vous les Guermantes?», Legrandin le causeur répondait: «Non, je n’ai jamais voulu les connaître.» Malheureusement il ne le répondait qu’en second, car un autre Legrandin qu’il cachait soigneusement au fond de lui, qu’il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre, sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme: «Hélas! que vous me faites mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma vie.» Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce Legrandin maître chanteur, s’il n’avait pas le joli langage de l’autre, avait le verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu’on appelle «réflexes», quand Legrandin le causeur voulait lui imposer silence, l’autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler de la mauvaise impression que les révélations de son alter ego avaient dû produire, il ne pouvait qu’entreprendre de la pallier. 🔊✎
← Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son village, comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l’iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entr’ouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi. 🔊✎