← Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais; j’avais seulement dans sa simplicité première, le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal: j’étais plus dénué que l’homme des cavernes; mais alors le souvenir—non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être—venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi. 🔊✎
← Mais dès que j’entendais: «Bathilde, viens donc empêcher ton mari de boire du cognac!» déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas les voir; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la salle d’études, sous les toits, dans une petite pièce sentant l’iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la fenêtre entr’ouverte. 🔊✎
← Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand’mère allait nous apporter de l’ennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grand nombre possible d’assaillants, et bientôt après mon grand-père disait: «Je reconnais la voix de Swann.» On ne le reconnaissait en effet qu’à la voix, on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant, parce que nous gardions le moins de lumière possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques et j’allais, sans en avoir l’air, dire qu’on apportât les sirops; ma grand’mère attachait beaucoup d’importance, trouvant cela plus aimable, à ce qu’ils n’eussent pas l’air de figurer d’une façon exceptionnelle, et pour les visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié avec mon grand-père qui avait été un des meilleurs amis de son père, homme excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un rien suffisait parfois pour interrompre les élans du cœur, changer le cours de la pensée. 🔊✎
← Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand’tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus du tout dans la société qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce d’incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient,—avec la parfaite innocence d’honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand,—un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du faubourg Saint-Germain. 🔊✎
← Malheureusement, ayant pris l’habitude de penser tout haut, elle ne faisait pas toujours attention à ce qu’il n’y eût personne dans la chambre voisine, et je l’entendais souvent se dire à elle-même: «Il faut que je me rappelle bien que je n’ai pas dormi» (car ne jamais dormir était sa grande prétention dont notre langage à tous gardait le respect et la trace: le matin Françoise ne venait pas «l’éveiller», mais «entrait» chez elle; quand ma tante voulait faire un somme dans la journée, on disait qu’elle voulait «réfléchir» ou «reposer»; et quand il lui arrivait de s’oublier en causant jusqu’à dire: «Ce qui m’a réveillée» ou «j’ai rêvé que», elle rougissait et se reprenait au plus vite). 🔊✎
← Quand on était un peu habitué à ces ténèbres de chapelle, on distinguait sur son visage l’amour désintéressé de l’humanité, le respect attendri pour les hautes classes qu’exaltait dans les meilleures régions de son cœur l’espoir des étrennes. 🔊✎
← Ignorante en architecture, elle disait: «Mes enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il n’est peut-être pas beau dans les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que s’il jouait du piano, il ne jouerait pas sec.» Et en le regardant, en suivant des yeux la douce tension, l’inclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en s’élevant comme des mains jointes qui prient, elle s’unissait si bien à l’effusion de la flèche, que son regard semblait s’élancer avec elle; et en même temps elle souriait amicalement aux vieilles pierres usées dont le couchant n’éclairait plus que le faîte et qui, à partir du moment où elles entraient dans cette zone ensoleillée, adoucies par la lumière, paraissaient tout d’un coup montées bien plus haut, lointaines, comme un chant repris «en voix de tête» une octave au-dessus. 🔊✎
← J’avais peine à croire que ce fût une cocotte et surtout je n’aurais pas cru que ce fût une cocotte chic si je n’avais pas vu la voiture à deux chevaux, la robe rose, le collier de perles, si je n’avais pas su que mon oncle n’en connaissait que de la plus haute volée. 🔊✎
← Après le déjeuner, le soleil, conscient que c’était samedi, flânait une heure de plus au haut du ciel, et quand quelqu’un, pensant qu’on était en retard pour la promenade, disait: «Comment, seulement deux heures?» en voyant passer les deux coups du clocher de Saint-Hilaire (qui ont l’habitude de ne rencontrer encore personne dans les chemins désertés à cause du repas de midi ou de la sieste, le long de la rivière vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée, et passent solitaires dans le ciel vacant où ne restent que quelques nuages paresseux), tout le monde en chœur lui répondait: «Mais ce qui vous trompe, c’est qu’on a déjeuné une heure plus tôt, vous savez bien que c’est samedi!» La surprise d’un barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce qu’avait de particulier le samedi) qui, étant venu à onze heures pour parler à mon père, nous avait trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie, avaient le plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur interloqué ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elle trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du cœur avec ce chauvinisme étroit) que mon père, lui, n’eût pas eu l’idée que ce barbare pouvait l’ignorer et eût répondu sans autre explication à son étonnement de nous voir déjà dans la salle à manger: «Mais voyons, c’est samedi!» Parvenue à ce point de son récit, elle essuyait des larmes d’hilarité et pour accroître le plaisir qu’elle éprouvait, elle prolongeait le dialogue, inventait ce qu’avait répondu le visiteur à qui ce «samedi» n’expliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions: «Mais il me semblait qu’il avait dit aussi autre chose. C’était plus long la première fois quand vous l’avez raconté.» Ma grand’tante elle-même laissait son ouvrage, levait la tête et regardait par-dessus son lorgnon. 🔊✎
← Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son village, comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l’iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entr’ouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi. 🔊✎