← Ignorante en architecture, elle disait: «Mes enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il n’est peut-être pas beau dans les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que s’il jouait du piano, il ne jouerait pas sec.» Et en le regardant, en suivant des yeux la douce tension, l’inclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en s’élevant comme des mains jointes qui prient, elle s’unissait si bien à l’effusion de la flèche, que son regard semblait s’élancer avec elle; et en même temps elle souriait amicalement aux vieilles pierres usées dont le couchant n’éclairait plus que le faîte et qui, à partir du moment où elles entraient dans cette zone ensoleillée, adoucies par la lumière, paraissaient tout d’un coup montées bien plus haut, lointaines, comme un chant repris «en voix de tête» une octave au-dessus. 🔊✎
← Et le soir, quand je rentrais de promenade et pensais au moment où il faudrait tout à l’heure dire bonsoir à ma mère et ne plus la voir, il était au contraire si doux, dans la journée finissante, qu’il avait l’air d’être posé et enfoncé comme un coussin de velours brun sur le ciel pâli qui avait cédé sous sa pression, s’était creusé légèrement pour lui faire sa place et refluait sur ses bords; et les cris des oiseaux qui tournaient autour de lui semblaient accroître son silence, élancer encore sa flèche et lui donner quelque chose d’ineffable. 🔊✎
← Je n’oublierai jamais, dans une curieuse ville de Normandie voisine de Balbec, deux charmants hôtels du XVIIIe siècle, qui me sont à beaucoup d’égards chers et vénérables et entre lesquels, quand on la regarde du beau jardin qui descend des perrons vers la rivière, la flèche gothique d’une église qu’ils cachent s’élance, ayant l’air de terminer, de surmonter leurs façades, mais d’une matière si différente, si précieuse, si annelée, si rose, si vernie, qu’on voit bien qu’elle n’en fait pas plus partie que de deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage, la flèche purpurine et crénelée de quelque coquillage fuselé en tourelle et glacé d’émail. 🔊✎
← Qu’on le vît à cinq heures, quand on allait chercher les lettres à la poste, à quelques maisons de soi, à gauche, surélevant brusquement d’une cime isolée la ligne de faîte des toits; que si, au contraire, on voulait entrer demander des nouvelles de Mme Sazerat, on suivît des yeux cette ligne redevenue basse après la descente de son autre versant en sachant qu’il faudrait tourner à la deuxième rue après le clocher; soit qu’encore, poussant plus loin, si on allait à la gare, on le vît obliquement, montrant de profil des arêtes et des surfaces nouvelles comme un solide surpris à un moment inconnu de sa révolution; ou que, des bords de la Vivonne, l’abside musculeusement ramassée et remontée par la perspective semblât jaillir de l’effort que le clocher faisait pour lancer sa flèche au cœur du ciel: c’était toujours à lui qu’il fallait revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons d’un pinacle inattendu, levé avant moi comme le doigt de Dieu dont le corps eût été caché dans la foule des humains sans que je le confondisse pour cela avec elle. 🔊✎
← Et sa bouche marquée d’un pli amer se ressaisissant plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui d’un beau martyr dont le corps est hérissé de flèches: «Non, je ne les connais pas», dit-il, mais au lieu de donner à un renseignement aussi simple, à une réponse aussi peu surprenante le ton naturel et courant qui convenait, il le débita en appuyant sur les mots, en s’inclinant, en saluant de la tête, à la fois avec l’insistance qu’on apporte, pour être cru, à une affirmation invraisemblable,—comme si ce fait qu’il ne connût pas les Guermantes ne pouvait être l’effet que d’un hasard singulier—et aussi avec l’emphase de quelqu’un qui, ne pouvant pas taire une situation qui lui est pénible, préfère la proclamer pour donner aux autres l’idée que l’aveu qu’il fait ne lui cause aucun embarras, est facile, agréable, spontané, que la situation elle-même—l’absence de relations avec les Guermantes,—pourrait bien avoir été non pas subie, mais voulue par lui, résulter de quelque tradition de famille, principe de morale ou vœu mystique lui interdisant nommément la fréquentation des Guermantes. « 🔊✎
← Et si je demandais: «Connaissez-vous les Guermantes?», Legrandin le causeur répondait: «Non, je n’ai jamais voulu les connaître.» Malheureusement il ne le répondait qu’en second, car un autre Legrandin qu’il cachait soigneusement au fond de lui, qu’il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre, sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme: «Hélas! que vous me faites mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma vie.» Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce Legrandin maître chanteur, s’il n’avait pas le joli langage de l’autre, avait le verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu’on appelle «réflexes», quand Legrandin le causeur voulait lui imposer silence, l’autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler de la mauvaise impression que les révélations de son alter ego avaient dû produire, il ne pouvait qu’entreprendre de la pallier. 🔊✎
← En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de leurs lignes, l’ensoleillement de leur surface, je sentais que je n’allais pas au bout de mon impression, que quelque chose était derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu’ils semblaient contenir et dérober à la fois. 🔊✎