Parfois à l’exaltation que me donnait la solitude, s’en ajoutait une autre que je ne savais pas en départager nettement, causée par le désir de voir surgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer dans mes bras. 🔊✎ Né brusquement, et sans que j’eusse eu le temps de le rapporter exactement à sa cause, au milieu de pensées très différentes, le plaisir dont il était accompagné ne me semblait qu’un degré supérieur de celui qu’elles me donnaient. 🔊✎ Je faisais un mérite de plus à tout ce qui était à ce moment-là dans mon esprit, au reflet rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville où je désirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me les faisait seulement paraître plus désirables parce que je croyais que c’était eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers eux plus rapidement quand il enflait ma voile d’une brise puissante, inconnue et propice. 🔊✎ Mais si ce désir qu’une femme apparût ajoutait pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les charmes de la nature, en retour, élargissaient ce que celui de la femme aurait eu de trop restreint. 🔊✎ Il me semblait que la beauté des arbres c’était encore la sienne et que l’âme de ces horizons, du village de Roussainville, des livres que je lisais cette année-là, son baiser me la livrerait; et mon imagination reprenant des forces au contact de ma sensualité, ma sensualité se répandant dans tous les domaines de mon imagination, mon désir n’avait plus de limites. 🔊✎ C’est qu’aussi,—comme il arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la nature où l’action de l’habitude étant suspendue, nos notions abstraites des choses mises de côté, nous croyons d’une foi profonde, à l’originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous trouvons—la passante qu’appelait mon désir me semblait être non un exemplaire quelconque de ce type général: la femme, mais un produit nécessaire et naturel de ce sol. 🔊✎ Car en ce temps-là tout ce qui n’était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus précieux, plus important, doué d’une existence plus réelle que cela ne paraît aux hommes faits. 🔊✎ Et la terre et les êtres je ne les séparais pas. 🔊✎ J’avais le désir d’une paysanne de Méséglise ou de Roussainville, d’une pêcheuse de Balbec, comme j’avais le désir de Méséglise et de Balbec. 🔊✎ Le plaisir qu’elles pouvaient me donner m’aurait paru moins vrai, je n’aurais plus cru en lui, si j’en avais modifié à ma guise les conditions. 🔊✎ Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une paysanne de Méséglise c’eût été recevoir des coquillages que je n’aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n’aurais pas trouvée dans les bois, c’eût été retrancher au plaisir que la femme me donnerait tous ceux au milieu desquels l’avait enveloppée mon imagination. 🔊✎ Mais errer ainsi dans les bois de Roussainville sans une paysanne à embrasser, c’était ne pas connaître de ces bois le trésor caché, la beauté profonde. 🔊✎ Cette fille que je ne voyais que criblée de feuillages, elle était elle-même pour moi comme une plante locale d’une espèce plus élevée seulement que les autres et dont la structure permet d’approcher de plus près qu’en elles, la saveur profonde du pays. 🔊✎ Je pouvais d’autant plus facilement le croire (et que les caresses par lesquelles elle m’y ferait parvenir, seraient aussi d’une sorte particulière et dont je n’aurais pas pu connaître le plaisir par une autre qu’elle), que j’étais pour longtemps encore à l’âge où on ne l’a pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes différentes avec lesquelles on l’a goûté, où on ne l’a pas réduit à une notion générale qui les fait considérer dès lors comme les instruments interchangeables d’un plaisir toujours identique. 🔊✎ Il n’existe même pas, isolé, séparé et formulé dans l’esprit, comme le but qu’on poursuit en s’approchant d’une femme, comme la cause du trouble préalable qu’on ressent. 🔊✎ A peine y songe-t-on comme à un plaisir qu’on aura; plutôt, on l’appelle son charme à elle; car on ne pense pas à soi, on ne pense qu’à sortir de soi. 🔊✎ Obscurément attendu, immanent et caché, il porte seulement à un tel paroxysme au moment où il s’accomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards, les baisers de celle qui est auprès de nous, qu’il nous apparaît surtout à nous-même comme une sorte de transport de notre reconnaissance pour la bonté de cœur de notre compagne et pour sa touchante prédilection à notre égard que nous mesurons aux bienfaits, au bonheur dont elle nous comble. 🔊✎
Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son village, comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l’iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entr’ouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi. 🔊✎ En vain je le suppliais maintenant. 🔊✎ En vain, tenant l’étendue dans le champ de ma vision, je la drainais de mes regards qui eussent voulu en ramener une femme. 🔊✎ Je pouvais aller jusqu’au porche de Saint-André-des-Champs; jamais ne s’y trouvait la paysanne que je n’eusse pas manqué d’y rencontrer si j’avais été avec mon grand-père et dans l’impossibilité de lier conversation avec elle. 🔊✎ Je fixais indéfiniment le tronc d’un arbre lointain, de derrière lequel elle allait surgir et venir à moi; l’horizon scruté restait désert, la nuit tombait, c’était sans espoir que mon attention s’attachait, comme pour aspirer les créatures qu’ils pouvaient recéler, à ce sol stérile, à cette terre épuisée; et ce n’était plus d’allégresse, c’était de rage que je frappais les arbres du bois de Roussainville d’entre lesquels ne sortait pas plus d’êtres vivants que s’ils eussent été des arbres peints sur la toile d’un panorama, quand, ne pouvant me résigner à rentrer à la maison avant d’avoir serré dans mes bras la femme que j’avais tant désirée, j’étais pourtant obligé de reprendre le chemin de Combray en m’avouant à moi-même qu’était de moins en moins probable le hasard qui l’eût mise sur mon chemin. 🔊✎ Et s’y fût-elle trouvée, d’ailleurs, eussé-je osé lui parler? 🔊✎ Il me semblait qu’elle m’eût considéré comme un fou; je cessais de croire partagés par d’autres êtres, de croire vrais en dehors de moi les désirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se réalisaient pas. 🔊✎ Ils ne m’apparaissaient plus que comme les créations purement subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempérament. 🔊✎ Ils n’avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dès lors perdait tout charme et toute signification et n’était plus à ma vie qu’un cadre conventionnel comme l’est à la fiction d’un roman le wagon sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.
C’est peut-être d’une impression ressentie aussi auprès de Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée obscure alors, qu’est sortie, bien après, l’idée que je me suis faite du sadisme. On verra plus tard que, pour de tout autres raisons, le souvenir de cette impression devait jouer un rôle important dans ma vie. 🔊✎ C’était par un temps très chaud; mes parents qui avaient dû s’absenter pour toute la journée, m’avaient dit de rentrer aussi tard que je voudrais; et étant allé jusqu’à la mare de Montjouvain où j’aimais revoir les reflets du toit de tuile, je m’étais étendu à l’ombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, là où j’avais attendu mon père autrefois, un jour qu’il était allé voir M. Vinteuil. 🔊✎ Il faisait presque nuit quand je m’éveillai, je voulus me lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaître, car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, et seulement quand elle était encore une enfant, tandis qu’elle commençait d’être une jeune fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques centimètres de moi, dans cette chambre où son père avait reçu le mien et dont elle avait fait son petit salon à elle. 🔊✎ La fenêtre était entr’ouverte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu’elle me vît, mais en m’en allant j’aurais fait craquer les buissons, elle m’aurait entendu et elle aurait pu croire que je m’étais caché là pour l’épier. 🔊✎
Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu. 🔊✎ Nous n’étions pas allés la voir, ma mère ne l’avait pas voulu à cause d’une vertu qui chez elle limitait seule les effets de la bonté: la pudeur; mais elle la plaignait profondément. 🔊✎ Ma mère se rappelant la triste fin de vie de M. Vinteuil, tout absorbée d’abord par les soins de mère et de bonne d’enfant qu’il donnait à sa fille, puis par les souffrances que celle-ci lui avait causées; elle revoyait le visage torturé qu’avait eu le vieillard tous les derniers temps; elle savait qu’il avait renoncé à jamais à achever de transcrire au net toute son œuvre des dernières années, pauvres morceaux d’un vieux professeur de piano, d’un ancien organiste de village dont nous imaginions bien qu’ils n’avaient guère de valeur en eux-mêmes, mais que nous ne méprisions pas parce qu’ils en avaient tant pour lui dont ils avaient été la raison de vivre avant qu’il les sacrifiât à sa fille, et qui pour la plupart pas même notés, conservés seulement dans sa mémoire, quelques-uns inscrits sur des feuillets épars, illisibles, resteraient inconnus; ma mère pensait à cet autre renoncement plus cruel encore auquel M. Vinteuil avait été contraint, le renoncement à un avenir de bonheur honnête et respecté pour sa fille; quand elle évoquait toute cette détresse suprême de l’ancien maître de piano de mes tantes, elle éprouvait un véritable chagrin et songeait avec effroi à celui autrement amer que devait éprouver Mlle Vinteuil tout mêlé du remords d’avoir à peu près tué son père. « 🔊✎Pauvre M. Vinteuil, disait ma mère, il a vécu et il est mort pour sa fille, sans avoir reçu son salaire. 🔊✎ Le recevra-t-il après sa mort et sous quelle forme? 🔊✎ Il ne pourrait lui venir que d’elle.» 🔊✎
Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminée était posé un petit portrait de son père que vivement elle alla chercher au moment où retentit le roulement d’une voiture qui venait de la route, puis elle se jeta sur un canapé, et tira près d’elle une petite table sur laquelle elle plaça le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis à côté de lui le morceau qu’il avait le désir de jouer à mes parents. 🔊✎ Bientôt son amie entra. 🔊✎ Mlle Vinteuil l’accueillit sans se lever, ses deux mains derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofa comme pour lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu’elle semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui était peut-être importune. 🔊✎ Elle pensa que son amie aimerait peut-être mieux être loin d’elle sur une chaise, elle se trouva indiscrète, la délicatesse de son cœur s’en alarma; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma les yeux et se mit à bâiller pour indiquer que l’envie de dormir était la seule raison pour laquelle elle s’était ainsi étendue. 🔊✎ Malgré la familiarité rude et dominatrice qu’elle avait avec sa camarade, je reconnaissais les gestes obséquieux et réticents, les brusques scrupules de son père. 🔊✎ Bientôt elle se leva, feignit de vouloir fermer les volets et de n’y pas réussir. 🔊✎
—«Laisse donc tout ouvert, j’ai chaud,» dit son amie. 🔊✎
—«Mais c’est assommant, on nous verra», répondit Mlle Vinteuil. 🔊✎
Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu’elle n’avait dit ces mots que pour la provoquer à lui répondre par certains autres qu’elle avait en effet le désir d’entendre, mais que par discrétion elle voulait lui laisser l’initiative de prononcer. 🔊✎ Aussi son regard que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre l’expression qui plaisait tant à ma grand’mère, quand elle ajouta vivement: 🔊✎
—«Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c’est assommant, quelque chose insignifiante qu’on fasse, de penser que des yeux vous voient.» 🔊✎
Par une générosité instinctive et une politesse involontaire elle taisait les mots prémédités qu’elle avait jugés indispensables à la pleine réalisation de son désir. 🔊✎ Et à tous moments au fond d’elle-même une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et vainqueur. 🔊✎
—«Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-ci, dans cette campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis quoi? Ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d’un clignement d’yeux malicieux et tendre, ces mots qu’elle récita par bonté, comme un texte, qu’elle savait être agréable à Mlle Vinteuil, d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre cynique), quand même on nous verrait ce n’en est que meilleur.» 🔊✎
Mlle Vinteuil frémit et se leva. 🔊✎ Son cœur scrupuleux et sensible ignorait quelles paroles devaient spontanément venir s’adapter à la scène que ses sens réclamaient. 🔊✎ Elle cherchait le plus loin qu’elle pouvait de sa vraie nature morale, à trouver le langage propre à la fille vicieuse qu’elle désirait d’être, mais les mots qu’elle pensait que celle-ci eût prononcés sincèrement lui paraissaient faux dans sa bouche. 🔊✎ Et le peu qu’elle s’en permettait était dit sur un ton guindé où ses habitudes de timidité paralysaient ses velléités d’audace, et s’entremêlait de: «tu n’as pas froid, tu n’as pas trop chaud, tu n’as pas envie d’être seule et de lire?» 🔊✎
—«Mademoiselle me semble avoir des pensées bien lubriques, ce soir», finit-elle par dire, répétant sans doute une phrase qu’elle avait entendue autrefois dans la bouche de son amie. 🔊✎
Dans l’échancrure de son corsage de crêpe Mlle Vinteuil sentit que son amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, s’échappa, et elles se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. 🔊✎ Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapé, recouverte par le corps de son amie. 🔊✎ Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur laquelle était placé le portrait de l’ancien professeur de piano. 🔊✎ Mlle Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle n’attirait pas sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement de le remarquer:
—«Oh! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a pu le mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que ce n’était pas sa place.» 🔊✎
Je me souvins que c’étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à mon père à propos du morceau de musique. 🔊✎ Ce portrait leur servait sans doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui répondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses réponses liturgiques: 🔊✎
—«Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous embêter. 🔊✎ Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre ton manteau, s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe.» 🔊✎
Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche: «Voyons, voyons», qui prouvaient la bonté de sa nature, non qu’elles fussent dictées par l’indignation que cette façon de parler de son père eût pu lui causer (évidemment c’était là un sentiment qu’elle s’était habituée, à l’aide de quels sophismes? à faire taire en elle dans ces minutes-là), mais parce qu’elles étaient comme un frein que pour ne pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie cherchait à lui procurer. 🔊✎ Et puis cette modération souriante en répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre, paraissaient peut-être à sa nature franche et bonne, une forme particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse qu’elle cherchait à s’assimiler. 🔊✎ Mais elle ne put résister à l’attrait du plaisir qu’elle éprouverait à être traitée avec douceur par une personne si implacable envers un mort sans défense; elle sauta sur les genoux de son amie, et lui tendit chastement son front à baiser comme elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant avec délices qu’elles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité. 🔊✎ Son amie lui prit la tête entre ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec cette docilité que lui rendait facile la grande affection qu’elle avait pour Mlle Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction dans la vie si triste maintenant de l’orpheline. 🔊✎
—«Sais-tu ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille horreur?» dit-elle en prenant le portrait.
Et elle murmura à l’oreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne pus entendre.
—«Je n’oserais pas cracher dessus? sur ça?» dit l’amie avec une brutalité voulue. 🔊✎
Je n’en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d’un air las, gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les volets et la fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à cause de sa fille, ce qu’après la mort il avait reçu d’elle en salaire. 🔊✎