← Après le dîner, hélas, j’étais bientôt obligé de quitter maman qui restait à causer avec les autres, au jardin s’il faisait beau, dans le petit salon où tout le monde se retirait s’il faisait mauvais. 🔊✎
← Quand ces tours de jardin de ma grand’mère avaient lieu après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer: c’était, à un des moments où la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement, comme un insecte, en face des lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies sur la table à jeu,—si ma grand’tante lui criait: «Bathilde! viens donc empêcher ton mari de boire du cognac!» Pour la taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de mon père un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon grand-père, ma grand’tante lui en faisait boire quelques gouttes. 🔊✎
← Mais si l’on avait dit à ma grand’mère que ce Swann qui, en tant que fils Swann était parfaitement «qualifié» pour être reçu par toute la «belle bourgeoisie», par les notaires ou les avoués les plus estimés de Paris (privilège qu’il semblait laisser tomber un peu en quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute différente; qu’en sortant de chez nous, à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se coucher, il rebroussait chemin à peine la rue tournée et se rendait dans tel salon que jamais l’œil d’aucun agent ou associé d’agent ne contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante qu’aurait pu l’être pour une dame plus lettrée la pensée d’être personnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris qu’il allait, après avoir causé avec elle, plonger au sein des royaumes de Thétis, dans un empire soustrait aux yeux des mortels et où Virgile nous le montre reçu à bras ouverts; ou, pour s’en tenir à une image qui avait plus de chance de lui venir à l’esprit, car elle l’avait vue peinte sur nos assiettes à petits fours de Combray—d’avoir eu à dîner Ali-Baba, lequel quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne, éblouissante de trésors insoupçonnés. 🔊✎
← Mais quand mes angoisses étaient calmées, je ne les comprenais plus; puis demain soir était encore lointain; je me disais que j’aurais le temps d’aviser, bien que ce temps-là ne pût m’apporter aucun pouvoir de plus, qu’il s’agissait de choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que seul me faisait paraître plus évitables l’intervalle qui les séparait encore de moi. ... C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l’embrasement d’un feu de Bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit: à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l’amorce de l’allée obscure par où arriverait M. Swann, l’auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où je m’acheminais vers la première marche de l’escalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière; et, au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l’entrée de maman; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu’il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l’obscurité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu’on voit indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en province), au drame de mon déshabillage; comme si Combray n’avait consisté qu’en deux étages reliés par un mince escalier, et comme s’il n’y avait jamais été que sept heures du soir. 🔊✎
← Il se plaignait en ronchonnant que je n’étais pas venu depuis longtemps, qu’on l’abandonnait; il m’offrait un massepain ou une mandarine, nous traversions un salon dans lequel on ne s’arrêtait jamais, où on ne faisait jamais de feu, dont les murs étaient ornés de moulures dorées, les plafonds peints d’un bleu qui prétendait imiter le ciel et les meubles capitonnés en satin comme chez mes grands-parents, mais jaune; puis nous passions dans ce qu’il appelait son cabinet de «travail» aux murs duquel étaient accrochées de ces gravures représentant sur fond noir une déesse charnue et rose conduisant un char, montée sur un globe, ou une étoile au front, qu’on aimait sous le second Empire parce qu’on leur trouvait un air pompéien, puis qu’on détesta, et qu’on recommence à aimer pour une seule et même raison, malgré les autres qu’on donne et qui est qu’elles ont l’air second Empire. 🔊✎
← Le jour où mes parents étaient allés chez lui en visite, je les avais accompagnés, mais ils m’avaient permis de rester dehors et, comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, était en contre-bas d’un monticule buissonneux, où je m’étais caché, je m’étais trouvé de plain-pied avec le salon du second étage, à cinquante centimètres de la fenêtre. 🔊✎
← Assis dans le petit salon, où j’attendais l’heure du dîner en lisant, j’entendais l’eau dégoutter de nos marronniers, mais je savais que l’averse ne faisait que vernir leurs feuilles et qu’ils promettaient de demeurer là, comme des gages de l’été, toute la nuit pluvieuse, à assurer la continuité du beau temps; qu’il avait beau pleuvoir, demain, au-dessus de la barrière blanche de Tansonville, onduleraient, aussi nombreuses, de petites feuilles en forme de cœur; et c’est sans tristesse que j’apercevais le peuplier de la rue des Perchamps adresser à l’orage des supplications et des salutations désespérées; c’est sans tristesse que j’entendais au fond du jardin les derniers roulements du tonnerre roucouler dans les lilas. 🔊✎
← Il faisait presque nuit quand je m’éveillai, je voulus me lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaître, car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, et seulement quand elle était encore une enfant, tandis qu’elle commençait d’être une jeune fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques centimètres de moi, dans cette chambre où son père avait reçu le mien et dont elle avait fait son petit salon à elle. 🔊✎
← Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminée était posé un petit portrait de son père que vivement elle alla chercher au moment où retentit le roulement d’une voiture qui venait de la route, puis elle se jeta sur un canapé, et tira près d’elle une petite table sur laquelle elle plaça le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis à côté de lui le morceau qu’il avait le désir de jouer à mes parents. 🔊✎