← Quand ces tours de jardin de ma grand’mère avaient lieu après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer: c’était, à un des moments où la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement, comme un insecte, en face des lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies sur la table à jeu,—si ma grand’tante lui criait: «Bathilde! viens donc empêcher ton mari de boire du cognac!» Pour la taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de mon père un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon grand-père, ma grand’tante lui en faisait boire quelques gouttes. 🔊✎
← Sans doute, dans le Swann qu’ils s’étaient constitué, mes parents avaient omis par ignorance de faire entrer une foule de particularités de sa vie mondaine qui étaient cause que d’autres personnes, quand elles étaient en sa présence, voyaient les élégances régner dans son visage et s’arrêter à son nez busqué comme à leur frontière naturelle; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage désaffecté de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux dépréciés, le vague et doux résidu,—mi-mémoire, mi-oubli,—des heures oisives passées ensemble après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. 🔊✎
← Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela que prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. 🔊✎
← Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que fît-il gris dehors, on était sûr qu’il ferait beau dans l’église; l’un était rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait là-haut, sous un dais architectural, entre ciel et terre; (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à midi, quand il n’y a pas d’office,—à l’un de ces rares moments où l’église aérée, vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait l’air presque habitable comme le hall de pierre sculptée et de verre peint, d’un hôtel de style moyen âge,—on voyait s’agenouiller un instant Mme Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé de petits fours qu’elle venait de prendre chez le pâtissier d’en face et qu’elle allait rapporter pour le déjeuner); dans un autre une montagne de neige rose, au pied de laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à même la verrière qu’elle boursouflait de son trouble grésil comme une vitre à laquelle il serait resté des flocons, mais des flocons éclairés par quelque aurore (par la même sans doute qui empourprait le retable de l’autel de tons si frais qu’ils semblaient plutôt posés là momentanément par une lueur du dehors prête à s’évanouir que par des couleurs attachées à jamais à la pierre); et tous étaient si anciens qu’on voyait çà et là leur vieillesse argentée étinceler de la poussière des siècles et monter brillante et usée jusqu’à la corde la trame de leur douce tapisserie de verre. 🔊✎
← Et pourtant en pensant à ce que devait être sa vie, l’immoralité m’en troublait peut-être plus que si elle avait été concrétisée devant moi en une apparence spéciale,—d’être ainsi invisible comme le secret de quelque roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de chez ses parents bourgeois et voué à tout le monde, qui avait fait épanouir en beauté et haussé jusqu’au demi-monde et à la notoriété celle que ses jeux de physionomie, ses intonations de voix, pareils à tant d’autres que je connaissais déjà, me faisaient malgré moi considérer comme une jeune fille de bonne famille, qui n’était plus d’aucune famille. 🔊✎
← Mais en réalité nous prenions un certain plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de l’âge où on croit qu’on crée ce qu’on nomme. 🔊✎
← Comme n’était jamais survenu aucun événement de ce genre, dont elle méditait certainement la réussite quand elle était seule absorbée dans ses innombrables jeux de patience (et qui l’eût désespérée au premier commencement de réalisation, au premier de ces petits faits imprévus, de cette parole annonçant une mauvaise nouvelle et dont on ne peut plus jamais oublier l’accent, de tout ce qui porte l’empreinte de la mort réelle, bien différente de sa possibilité logique et abstraite), elle se rabattait pour rendre de temps en temps sa vie plus intéressante, à y introduire des péripéties imaginaires qu’elle suivait avec passion. 🔊✎
← Elle se plaisait à supposer tout d’un coup que Françoise la volait, qu’elle recourait à la ruse pour s’en assurer, la prenait sur le fait; habituée, quand elle faisait seule des parties de cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de son adversaire, elle se prononçait à elle-même les excuses embarrassées de Françoise et y répondait avec tant de feu et d’indignation que l’un de nous, entrant à ces moments-là, la trouvait en nage, les yeux étincelants, ses faux cheveux déplacés laissant voir son front chauve. 🔊✎
← Je m’arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outremer et de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied,—encore souillé pourtant du sol de leur plant,—par des irisations qui ne sont pas de la terre. 🔊✎
← Elle pouvait s’imaginer un instant qu’elle jouait vraiment les jeux qu’eût joués avec une complice aussi dénaturée, une fille qui aurait ressenti en effet ces sentiments barbares à l’égard de la mémoire de son père. 🔊✎