En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin qui, retenu à Paris par sa profession d’ingénieur, ne pouvait, en dehors des grandes vacances, venir à sa propriété de Combray que du samedi soir au lundi matin. 🔊✎ C’était un de ces hommes qui, en dehors d’une carrière scientifique où ils ont d’ailleurs brillamment réussi, possèdent une culture toute différente, littéraire, artistique, que leur spécialisation professionnelle n’utilise pas et dont profite leur conversation. 🔊✎ Plus lettrés que bien des littérateurs (nous ne savions pas à cette époque que M. Legrandin eût une certaine réputation comme écrivain et nous fûmes très étonnés de voir qu’un musicien célèbre avait composé une mélodie sur des vers de lui), doués de plus de «facilité» que bien des peintres, ils s’imaginent que la vie qu’ils mènent n’est pas celle qui leur aurait convenu et apportent à leurs occupations positives soit une insouciance mêlée de fantaisie, soit une application soutenue et hautaine, méprisante, amère et consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et désenchanté, d’une politesse raffinée, causeur comme nous n’en avions jamais entendu, il était aux yeux de ma famille qui le citait toujours en exemple, le type de l’homme d’élite, prenant la vie de la façon la plus noble et la plus délicate. 🔊✎ Ma grand’mère lui reprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas avoir dans son langage le naturel qu’il y avait dans ses cravates lavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque d’écolier. 🔊✎ Elle s’étonnait aussi des tirades enflammées qu’il entamait souvent contre l’aristocratie, la vie mondaine, le snobisme, «certainement le péché auquel pense saint Paul quand il parle du péché pour lequel il n’y a pas de rémission.» 🔊✎
L’ambition mondaine était un sentiment que ma grand’mère était si incapable de ressentir et presque de comprendre qu’il lui paraissait bien inutile de mettre tant d’ardeur à la flétrir. De plus elle ne trouvait pas de très bon goût que M. Legrandin dont la sœur était mariée près de Balbec avec un gentilhomme bas-normand se livrât à des attaques aussi violentes encore les nobles, allant jusqu’à reprocher à la Révolution de ne les avoir pas tous guillotinés. 🔊✎
—Salut, amis! nous disait-il en venant à notre rencontre. Vous êtes heureux d’habiter beaucoup ici; demain il faudra que je rentre à Paris, dans ma niche.
—«Oh! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et déçu, un peu distrait, qui lui était particulier, certes il y a dans ma maison toutes les choses inutiles. Il n’y manque que le nécessaire, un grand morceau de ciel comme ici. 🔊✎ Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie, petit garçon, ajoutait-il en se tournant vers moi. 🔊✎ Vous avez une jolie âme, d’une qualité rare, une nature d’artiste, ne la laissez pas manquer de ce qu’il lui faut.»
Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupil était arrivée en retard à la messe, nous étions incapables de la renseigner. 🔊✎ En revanche nous ajoutions à son trouble en lui disant qu’un peintre travaillait dans l’église à copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. 🔊✎ Françoise, envoyée aussitôt chez l’épicier, était revenue bredouille par la faute de l’absence de Théodore à qui sa double profession de chantre ayant une part de l’entretien de l’église, et de garçon épicier donnait, avec des relations dans tous les mondes, un savoir universel.
—«Ah! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà l’heure d’Eulalie. Il n’y a vraiment qu’elle qui pourra me dire cela.» 🔊✎