heureux

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Les soirs , assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la maison qui le déclenchait en entrant «sans sonner», mais le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le monde aussitôt se demandait: «Une visite, qui cela peut-il êtremais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann; ma grand’tante parlant à haute voix, pour prêcher d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi; que rien n’est plus désobligeant pour une personne qui arrive et à qui cela fait croire qu’on est en train de dire des choses qu’elle ne doit pas entendre; et on envoyait en éclaireur ma grand’mère, toujours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis. 🔊

J’aurais être heureux: je ne l’étais pas. 🔊

Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là); et avec la maison, la ville, la Place on m’envoyait avant déjeuner, les rues j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. 🔊

Et on l’aurait encore reçu à Combray si, après ce dîner, comme il venait de m’apprendrenouvelle qui plus tard eut beaucoup d’influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus malheureuseque toutes les femmes ne pensaient qu’à l’amour et qu’il n’y en a pas dont on ne pût vaincre les résistances, il ne m’avait assuré avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma grand’tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de répéter ces propos à mes parents, on le mit à la porte quand il revint, et quand je l’abordai ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi. 🔊

Sans doute avait-il craint de leur laisser supposer qu’il n’était heureux de les voir que pour leur jouer de ses compositions. 🔊

Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse; il faisait clair de lune: «Il y a une jolie qualité de silence, n’est-ce pas, me dit-il; aux cœurs blessés comme l’est le mien, un romancier que vous lirez plus tard, prétend que conviennent seulement l’ombre et le silence. Et voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous êtes bien loin encore les yeux las ne tolèrent plus qu’une lumière, celle qu’une belle nuit comme celle-ci prépare et distille avec l’obscurité, les oreilles ne peuvent plus écouter de musique que celle que joue le clair de lune sur la flûte du silenceJ’écoutais les paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si agréables; mais troublé par le souvenir d’une femme que j’avais aperçue dernièrement pour la première fois, et pensant, maintenant que je savais que Legrandin était lié avec plusieurs personnalités aristocratiques des environs, que peut-être il connaissait celle-ci, prenant mon courage, je lui dis: «Est-ce que vous connaissez, monsieur, la... les châtelaines de Guermantes», heureux aussi en prononçant ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul fait de le tirer de mon rêve et de lui donner une existence objective et sonore. 🔊

Ils me faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d’une légende, abandonnées dans une solitude tombait déjà l’obscurité; et tandis que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin et après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire, charmante et résignée, et s’effacer dans la nuitJe ne repensai jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand, au coin du siège le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier les volailles qu’il avait achetées au marché de Martinville, j’eus fini de l’écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux, que, comme si j’avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête. 🔊

Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais pu rêver au plaisir que ce serait d’être l’ami de la duchesse de Guermantes, de pêcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide de bonheur, ne demander en ces moments-là rien d’autre à la vie que de se composer toujours d’une suite d’heureux après-midi. 🔊

Les désirs qui tout à l’heure m’entouraient, d’aller à Guermantes, de voyager, d’être heureux, j’étais maintenant tellement en dehors d’eux que leur accomplissement ne m’eût fait aucun plaisir. 🔊

Non; de même que ce qu’il me fallait pour que je pusse m’endormir heureux, avec cette paix sans trouble qu’aucune maîtresse n’a pu me donner depuis puisqu’on doute d’elles encore au moment on croit en elles, et qu’on ne possède jamais leur cœur comme je recevais dans un baiser celui de ma mère, tout entier, sans la réserve d’une arrière-pensée, sans le reliquat d’une intention qui ne fut pas pour moi,—c’est que ce fût elle, c’est qu’elle inclinât vers moi ce visage il y avait au-dessous de l’œil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et que j’aimais à l’égal du reste, de même ce que je veux revoir, c’est le côté de Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est peu éloignée des deux suivantes serrées l’une contre l’autre, à l’entrée de l’allée des chênes; ce sont ces prairies , quand le soleil les rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers, c’est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves, l’individualité m’étreint avec une puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil. 🔊

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