← Ce simple croquis bouleversait Swann parce qu’il lui faisait tout d’un coup apercevoir qu’Odette avait une vie qui n’était pas tout entière à lui; il voulait savoir à qui elle avait cherché à plaire par cette toilette qu’il ne lui connaissait pas; il se promettait de lui demander où elle allait, à ce moment-là, comme si dans toute la vie incolore,—presque inexistante, parce qu’elle lui était invisible—, de sa maîtresse, il n’y avait qu’une seule chose en dehors de tous ces sourires adressés à lui: sa démarche sous un chapeau à la Rembrandt, avec un bouquet de violettes au corsage. 🔊✎
← Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore, et libre, voici qu’une seule parole d’Odette venait l’atteindre jusqu’en Swann et, comme un morceau de glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité, le faisait geler tout entier; et Swann s’était senti soudain rempli d’une masse énorme et infrangible qui pesait sur les parois intérieures de son être jusqu’à le faire éclater: c’est qu’Odette lui avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l’observait: «Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en Égypte», et Swann avait aussitôt compris que cela signifiait: «Je vais aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville.» Et en effet, si quelques jours après, Swann lui disait: «Voyons, à propos de ce voyage que tu m’as dit que tu ferais avec Forcheville», elle répondait étourdiment: «Oui, mon petit, nous partons le 19, on t’enverra une vue des Pyramides.» Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse de Forcheville, le lui demander à elle-même. 🔊✎
← Mais en les apprenant, il craignait que ce passé incolore, fluide et supportable, ne prît un corps tangible et immonde, un visage individuel et diabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le concevoir non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir. 🔊✎