← A vrai dire, souvent resté tard dans le monde, il aurait mieux aimé rentrer directement chez lui sans faire cette longue course et ne la voir que le lendemain; mais le fait même de se déranger à une heure anormale pour aller chez elle, de deviner que les amis qui le quittaient se disaient: «Il est très tenu, il y a certainement une femme qui le force à aller chez elle à n’importe quelle heure», lui faisait sentir qu’il menait la vie des hommes qui ont une affaire amoureuse dans leur existence, et en qui le sacrifice qu’ils font de leur repos et de leurs intérêts à une rêverie voluptueuse fait naître un charme intérieur. 🔊✎
← Et comme dans la petite phrase il cherchait cependant un sens où son intelligence ne pouvait descendre, quelle étrange ivresse il avait à dépouiller son âme la plus intérieure de tous les secours du raisonnement et à la faire passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son. 🔊✎
← Et ce plaisir différent de tous les autres, avait fini par créer en lui un besoin d’elle et qu’elle seule pouvait assouvir par sa présence ou ses lettres, presque aussi désintéressé, presque aussi artistique, aussi pervers, qu’un autre besoin qui caractérisait cette période nouvelle de la vie de Swann où à la sécheresse, à la dépression des années antérieures avait succédé une sorte de trop-plein spirituel, sans qu’il sût davantage à quoi il devait cet enrichissement inespéré de sa vie intérieure qu’une personne de santé délicate qui à partir d’un certain moment se fortifie, engraisse, et semble pendant quelque temps s’acheminer vers une complète guérison—cet autre besoin qui se développait aussi en dehors du monde réel, c’était celui d’entendre, de connaître de la musique. 🔊✎
← Tandis que dans cet escalier pestilentiel et désiré de l’ancienne couturière, comme il n’y en avait pas un second pour le service, on voyait le soir devant chaque porte une boîte au lait vide et sale préparée sur le paillasson, dans l’escalier magnifique et dédaigné que Swann montait à ce moment, d’un côté et de l’autre, à des hauteurs différentes, devant chaque anfractuosité que faisait dans le mur la fenêtre de la loge, ou la porte d’un appartement, représentant le service intérieur qu’ils dirigeaient et en faisant hommage aux invités, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens qui vivaient le reste de la semaine un peu indépendants dans leur domaine, y dînaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-être demain au service bourgeois d’un médecin ou d’un industriel) attentifs à ne pas manquer aux recommandations qu’on leur avait faites avant de leur laisser endosser la livrée éclatante qu’ils ne revêtaient qu’à de rares intervalles et dans laquelle ils ne se sentaient pas très à leur aise, se tenaient sous l’arcature de leur portail avec un éclat pompeux tempéré de bonhomie populaire, comme des saints dans leur niche; et un énorme suisse, habillé comme à l’église, frappait les dalles de sa canne au passage de chaque arrivant. 🔊✎
← Elle se rappelait pourtant qu’elle avait demandé plusieurs fois à Mme des Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le rappelait que confusément et d’ailleurs neutralisait et au delà ce souvenir un peu humiliant en murmurant: «Ce n’est tout de même pas à moi à faire les premiers pas, j’ai vingt ans de plus qu’elle.» Grâce à la vertu de ces paroles intérieures, elle rejetait fièrement en arrière ses épaules détachées de son buste et sur lesquelles sa tête posée presque horizontalement faisait penser à la tête «rapportée» d’un orgueilleux faisan qu’on sert sur une table avec toutes ses plumes. 🔊✎
← Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intérieur. 🔊✎
← Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore, et libre, voici qu’une seule parole d’Odette venait l’atteindre jusqu’en Swann et, comme un morceau de glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité, le faisait geler tout entier; et Swann s’était senti soudain rempli d’une masse énorme et infrangible qui pesait sur les parois intérieures de son être jusqu’à le faire éclater: c’est qu’Odette lui avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l’observait: «Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en Égypte», et Swann avait aussitôt compris que cela signifiait: «Je vais aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville.» Et en effet, si quelques jours après, Swann lui disait: «Voyons, à propos de ce voyage que tu m’as dit que tu ferais avec Forcheville», elle répondait étourdiment: «Oui, mon petit, nous partons le 19, on t’enverra une vue des Pyramides.» Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse de Forcheville, le lui demander à elle-même. 🔊✎