← Mais cette joie que sa raison n’avait cessé d’estimer, pour ce soir, irréalisable, ne lui en paraissait maintenant que plus réelle; car, il n’y avait pas collaboré par la prévision des vraisemblances, elle lui restait extérieure; il n’avait pas besoin de tirer de son esprit pour la lui fournir,—c’est d’elle-même qu’émanait, c’est elle-même qui projetait vers lui—cette vérité qui rayonnait au point de dissiper comme un songe l’isolement qu’il avait redouté, et sur laquelle il appuyait, il reposait, sans penser, sa rêverie heureuse. 🔊✎
← Là, comme au fond de tous les divertissements, repas, musique, jeux, soupers costumés, parties de campagne, parties de théâtre, même les rares «grandes soirées» données pour les «ennuyeux», il y avait la présence d’Odette, la vue d’Odette, la conversation avec Odette, dont les Verdurin faisaient à Swann, en l’invitant, le don inestimable, il se plaisait mieux que partout ailleurs dans le «petit noyau», et cherchait à lui attribuer des mérites réels, car il s’imaginait ainsi que par goût il le fréquenterait toute sa vie. 🔊✎
← Un genre d’esprit comme celui de Brichot aurait été tenu pour stupidité pure dans la coterie où Swann avait passé sa jeunesse, bien qu’il soit compatible avec une intelligence réelle. 🔊✎
← Mais que la curiosité douloureuse que Swann y portait maintenant n’eût sa cause qu’en lui, n’était pas pour lui faire trouver déraisonnable de considérer cette curiosité comme importante et de mettre tout en œuvre pour lui donner satisfaction. C’est que Swann arrivait à un âge dont la philosophie—favorisée par celle de l’époque, par celle aussi du milieu où Swann avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse des Laumes où il était convenu qu’on est intelligent dans la mesure où on doute de tout et où on ne trouvait de réel et d’incontestable que les goûts de chacun—n’est déjà plus celle de la jeunesse, mais une philosophie positive, presque médicale, d’hommes qui au lieu d’extérioriser les objets de leurs aspirations, essayent de dégager de leurs années déjà écoulées un résidu fixe d’habitudes, de passions qu’ils puissent considérer en eux comme caractéristiques et permanentes et auxquelles, délibérément, ils veilleront d’abord que le genre d’existence qu’ils adoptent puisse donner satisfaction. 🔊✎
← Mais, comme les vertus qu’il attribuait tantôt encore aux Verdurin, n’auraient pas suffi, même s’ils les avaient vraiment possédées, mais s’ils n’avaient pas favorisé et protégé son amour, à provoquer chez Swann cette ivresse où il s’attendrissait sur leur magnanimité et qui, même propagée à travers d’autres personnes, ne pouvait lui venir que d’Odette,—de même, l’immoralité, eût-elle été réelle, qu’il trouvait aujourd’hui aux Verdurin aurait été impuissante, s’ils n’avaient pas invité Odette avec Forcheville et sans lui, à déchaîner son indignation et à lui faire flétrir «leur infamie». Et sans doute la voix de Swann était plus clairvoyante que lui-même, quand elle se refusait à prononcer ces mots pleins de dégoût pour le milieu Verdurin et de la joie d’en avoir fini avec lui, autrement que sur un ton factice et comme s’ils étaient choisis plutôt pour assouvir sa colère que pour exprimer sa pensée. 🔊✎
← Il avait le brusque soupçon que cette heure passée chez Odette, sous la lampe, n’était peut-être pas une heure factice, à son usage à lui (destinée à masquer cette chose effrayante et délicieuse à laquelle il pensait sans cesse sans pouvoir bien se la représenter, une heure de la vraie vie d’Odette, de la vie d’Odette quand lui n’était pas là), avec des accessoires de théâtre et des fruits de carton, mais était peut-être une heure pour de bon de la vie d’Odette, que s’il n’avait pas été là elle eût avancé à Forcheville le même fauteuil et lui eût versé non un breuvage inconnu, mais précisément cette orangeade; que le monde habité par Odette n’était pas cet autre monde effroyable et surnaturel où il passait son temps à la situer et qui n’existait peut-être que dans son imagination, mais l’univers réel, ne dégageant aucune tristesse spéciale, comprenant cette table où il allait pouvoir écrire et cette boisson à laquelle il lui serait permis de goûter, tous ces objets qu’il contemplait avec autant de curiosité et d’admiration que de gratitude, car si en absorbant ses rêves ils l’en avaient délivré, eux en revanche, s’en étaient enrichis, ils lui en montraient la réalisation palpable, et ils intéressaient son esprit, ils prenaient du relief devant ses regards, en même temps qu’ils tranquillisaient son cœur. 🔊✎
← Ah! avec quelle joie au contraire il eût grimpé les étages noirs, mal odorants et casse-cou de la petite couturière retirée, dans le «cinquième» de laquelle il aurait été si heureux de payer plus cher qu’une avant-scène hebdomadaire à l’Opéra le droit de passer la soirée quand Odette y venait et même les autres jours pour pouvoir parler d’elle, vivre avec les gens qu’elle avait l’habitude de voir quand il n’était pas là et qui à cause de cela lui paraissaient recéler, de la vie de sa maîtresse, quelque chose de plus réel, de plus inaccessible et de plus mystérieux. 🔊✎
← Peut-être les perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au néant. Mais tant que nous vivons nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet réel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de la lumière de la lampe qu’on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre d’où s’est échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. 🔊✎
← Et une preuve que Swann ne se trompait pas quand il croyait à l’existence réelle de cette phrase, c’est que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de l’imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de sa main. 🔊✎
← Mais souvent les choses qu’il ne connaissait pas, qu’il redoutait maintenant de connaître, c’est Odette elle-même qui les lui révélait spontanément, et sans s’en rendre compte; en effet l’écart que le vice mettait entre la vie réelle d’Odette et la vie relativement innocente que Swann avait cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa maîtresse, cet écart Odette en ignorait l’étendue: un être vicieux, affectant toujours la même vertu devant les êtres de qui il ne veut pas que soient soupçonnés ses vices, n’a pas de contrôle pour se rendre compte combien ceux-ci, dont la croissance continue est insensible pour lui-même l’entraînent peu à peu loin des façons de vivre normales. 🔊✎