← Un jour il reçut une lettre de Swann lui demandant s’il ne pourrait pas le mettre en rapport avec les Verdurin: «À la garde! à la garde! s’était écrié mon grand-père, ça ne m’étonne pas du tout, c’est bien par là que devait finir Swann. Joli milieu! D’abord je ne peux pas faire ce qu’il me demande parce que je ne connais plus ce monsieur. 🔊✎
← Il savait qu’elle allait être effrayée, lui répondre et il espérait que dans la contraction que la peur de le perdre ferait subir à son âme, jailliraient des mots qu’elle ne lui avait encore jamais dits; et en effet c’est de cette façon qu’il avait obtenu les lettres les plus tendres qu’elle lui eût encore écrites dont l’une, qu’elle lui avait fait porter à midi de la «Maison Dorée» (c’était le jour de la fête de Paris-Murcie donnée pour les inondés de Murcie), commençait par ces mots: «Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire», et qu’il avait gardée dans le même tiroir que la fleur séchée du chrysanthème. 🔊✎
← Eux s’étonnaient, et de fait, Swann n’était plus le même. On ne recevait plus jamais de lettre de lui où il demandât à connaître une femme. 🔊✎
← Un jour que Swann était sorti au milieu de l’après-midi pour faire une visite, n’ayant pas trouvé la personne qu’il voulait rencontrer, il eut l’idée d’entrer chez Odette à cette heure où il n’allait jamais chez elle, mais où il savait qu’elle était toujours à la maison à faire sa sieste ou à écrire des lettres avant l’heure du thé, et où il aurait plaisir à la voir un peu sans la déranger. 🔊✎
← Mais comme il aimait Odette, comme il avait l’habitude de tourner vers elle toutes ses pensées, la pitié qu’il eût pu s’inspirer à lui-même ce fut pour elle qu’il la ressentit, et il murmura: «Pauvre chérie!» Quand il la quitta, elle prit plusieurs lettres qu’elle avait sur sa table et lui demanda s’il ne pourrait pas les mettre à la poste. Il les emporta et, une fois rentré, s’aperçut qu’il avait gardé les lettres sur lui. 🔊✎
← Alors il lut toute la lettre; à la fin elle s’excusait d’avoir agi aussi sans façon avec lui et lui disait qu’il avait oublié ses cigarettes chez elle, la même phrase qu’elle avait écrite à Swann une des premières fois qu’il était venu. 🔊✎
← Un mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par Odette à Forcheville, Swann alla à un dîner que les Verdurin donnaient au Bois. 🔊✎
← Il alla ainsi jusqu’à supposer qu’il allait recevoir une lettre d’elle où elle lui demanderait de l’argent pour louer ce château près de Bayreuth, mais en le prévenant qu’il n’y pourrait pas venir, parce qu’elle avait promis à Forcheville et aux Verdurin de les inviter. 🔊✎
← De même qu’il y avait dans son cabinet une commode qu’il s’arrangeait à ne pas regarder, qu’il faisait un crochet pour éviter en entrant et en sortant, parce que dans un tiroir étaient serrés le chrysanthème qu’elle lui avait donné le premier soir où il l’avait reconduite, les lettres où elle disait: «Que n’y avez-vous oublié aussi votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre» et: «A quelque heure du jour et de la nuit que vous ayez besoin de moi, faites-moi signe et disposez de ma vie», de même il y avait en lui une place dont il ne laissait jamais approcher son esprit, lui faisant faire s’il le fallait le détour d’un long raisonnement pour qu’il n’eût pas à passer devant elle: c’était celle où vivait le souvenir des jours heureux. Mais sa si précautionneuse prudence fut déjouée un soir qu’il était allé dans le monde. 🔊✎
← Comment, tu le connaissais déjà? Ah! oui, c’est vrai, dit-il en se reprenant pour ne pas paraître l’avoir ignoré.» Et tout d’un coup il se mit à trembler à la pensée que le jour de cette fête de Paris-Murcie où il avait reçu d’elle la lettre qu’il avait si précieusement gardée, elle déjeunait peut-être avec Forcheville à la Maison d’Or. 🔊✎