Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît plus que voir Odette, il se disait qu’il était raisonnable de donner beaucoup de son temps à un chef-d’œuvre inestimable, coulé pour une fois dans une matière différente et particulièrement savoureuse, en un exemplaire rarissime qu’il contemplait tantôt avec l’humilité, la spiritualité et le désintéressement d’un artiste, tantôt avec l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur. 🔊✎
Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d’Odette, une reproduction de la fille de Jéthro. 🔊✎ Il admirait les grands yeux, le délicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce qu’il trouvait beau jusque-là d’une façon esthétique à l’idée d’une femme vivante, il le transformait en mérites physiques qu’il se félicitait de trouver réunis dans un être qu’il pourrait posséder. 🔊✎ Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-d’œuvre que nous regardons, maintenant qu’il connaissait l’original charnel de la fille de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à celui que le corps d’Odette ne lui avait pas d’abord inspiré. 🔊✎ Quand il avait regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui qu’il trouvait plus beau encore et approchant de lui la photographie de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son cœur. 🔊✎
Et cependant ce n’était pas seulement la lassitude d’Odette qu’il s’ingéniait à prévenir, c’était quelquefois aussi la sienne propre; sentant que depuis qu’Odette avait toutes facilités pour le voir, elle semblait n’avoir pas grand’chose à lui dire, il craignait que les façons un peu insignifiantes, monotones, et comme définitivement fixées, qui étaient maintenant les siennes quand ils étaient ensemble, ne finissent par tuer en lui cet espoir romanesque d’un jour où elle voudrait déclarer sa passion, qui seul l’avait rendu et gardé amoureux. Et pour renouveler un peu l’aspect moral, trop figé, d’Odette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout d’un coup une lettre pleine de déceptions feintes et de colères simulées qu’il lui faisait porter avant le dîner. 🔊✎ Il savait qu’elle allait être effrayée, lui répondre et il espérait que dans la contraction que la peur de le perdre ferait subir à son âme, jailliraient des mots qu’elle ne lui avait encore jamais dits; et en effet c’est de cette façon qu’il avait obtenu les lettres les plus tendres qu’elle lui eût encore écrites dont l’une, qu’elle lui avait fait porter à midi de la «Maison Dorée» (c’était le jour de la fête de Paris-Murcie donnée pour les inondés de Murcie), commençait par ces mots: «Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire», et qu’il avait gardée dans le même tiroir que la fleur séchée du chrysanthème. 🔊✎ Ou bien si elle n’avait pas eu le temps de lui écrire, quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement à lui et lui dirait: «J’ai à vous parler», et il contemplerait avec curiosité sur son visage et dans ses paroles ce qu’elle lui avait caché jusque-là de son cœur. 🔊✎
Rien qu’en approchant de chez les Verdurin quand il apercevait, éclairées par des lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait jamais les volets, il s’attendrissait en pensant à l’être charmant qu’il allait voir épanoui dans leur lumière d’or. 🔊✎ Parfois les ombres des invités se détachaient minces et noires, en écran, devant les lampes, comme ces petites gravures qu’on intercale de place en place dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que clarté. 🔊✎ Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. Puis, dès qu’il était arrivé, sans qu’il s’en rendit compte, ses yeux brillaient d’une telle joie que M. Verdurin disait au peintre: «Je crois que ça chauffe.» Et la présence d’Odette ajoutait en effet pour Swann à cette maison ce dont n’était pourvue aucune de celles où il était reçu: une sorte d’appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son cœur. 🔊✎