vide

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Mais il n’entrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans l’après-midi, il était allé participer à cette opération capitale pour elle «prendre le thé». L’isolement et le vide de ces courtes rues (faites presque toutes de petits hôtels contigus, dont tout à coup venait rompre la monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage historique et reste sordide du temps ces quartiers étaient encore mal famés), la neige qui était restée dans le jardin et aux arbres, le négligé de la saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque chose de plus mystérieux à la chaleur, aux fleurs qu’il avait trouvées en entrant. 🔊

Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann voyait toute vide, si même son esprit lui disait qu’elle ne l’était pas, parce qu’il ne pouvait pas l’imaginer, quelque ami, qui, se doutant qu’ils s’aimaient, ne se fût pas risqué à lui rien dire d’elle que d’insignifiant, lui décrivait la silhouette d’Odette, qu’il avait aperçue, le matin même, montant à pied la rue Abbatucci dans une «visite» garnie de skunks, sous un chapeau «à la Rembrandt» et un bouquet de violettes à son corsage. 🔊

Mais dès qu’elle se trouvait en présence de celui à qui elle voulait mentir, un trouble la prenait, toutes ses idées s’effondraient, ses facultés d’invention et de raisonnement étaient paralysées, elle ne trouvait plus dans sa tête que le vide, il fallait pourtant dire quelque chose et elle rencontrait à sa portée précisément la chose qu’elle avait voulu dissimuler et qui étant vraie, était restée . 🔊

Ça du moins, c’est vrai, se disait-elle, c’est toujours autant de gagné, il peut s’informer, il reconnaîtra que c’est vrai, ce n’est toujours pas ça qui me trahiraElle se trompait, c’était cela qui la trahissait, elle ne se rendait pas compte que ce détail vrai avait des angles qui ne pouvaient s’emboîter que dans les détails contigus du fait vrai dont elle l’avait arbitrairement détaché et qui, quels que fussent les détails inventés entre lesquels elle le placerait, révéleraient toujours par la matière excédante et les vides non remplis, que ce n’était pas d’entre ceux-là qu’il venait. « 🔊

Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses si importantes qui l’occupaient tant chaque jour (bien qu’il eût assez vécu pour savoir qu’il n’y en a jamais d’autres que les plaisirs), il ne pouvait pas chercher longtemps de suite à les imaginer, son cerveau fonctionnait à vide; alors il passait son doigt sur ses paupières fatiguées comme il aurait essuyé le verre de son lorgnon, et cessait entièrement de penser. 🔊

Tandis que dans cet escalier pestilentiel et désiré de l’ancienne couturière, comme il n’y en avait pas un second pour le service, on voyait le soir devant chaque porte une boîte au lait vide et sale préparée sur le paillasson, dans l’escalier magnifique et dédaigné que Swann montait à ce moment, d’un côté et de l’autre, à des hauteurs différentes, devant chaque anfractuosité que faisait dans le mur la fenêtre de la loge, ou la porte d’un appartement, représentant le service intérieur qu’ils dirigeaient et en faisant hommage aux invités, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens qui vivaient le reste de la semaine un peu indépendants dans leur domaine, y dînaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-être demain au service bourgeois d’un médecin ou d’un industriel) attentifs à ne pas manquer aux recommandations qu’on leur avait faites avant de leur laisser endosser la livrée éclatante qu’ils ne revêtaient qu’à de rares intervalles et dans laquelle ils ne se sentaient pas très à leur aise, se tenaient sous l’arcature de leur portail avec un éclat pompeux tempéré de bonhomie populaire, comme des saints dans leur niche; et un énorme suisse, habillé comme à l’église, frappait les dalles de sa canne au passage de chaque arrivant. 🔊

Mais il pensait à la maison il aurait pu se trouver en ce moment même, si Odette l’avait permis, et le souvenir entrevu d’une boîte au lait vide sur un paillasson lui serra le cœur. 🔊

Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, seulement çà et , séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. 🔊

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