← Il comptait le temps qu’il mettait, ajoutait quelques secondes à toutes les minutes pour être sûr de ne pas les avoir faites trop courtes, ce qui lui eût laissé croire plus grande qu’elle n’était en réalité sa chance d’arriver assez tôt et de trouver encore Odette. Et à un moment, comme un fiévreux qui vient de dormir et qui prend conscience de l’absurdité des rêvasseries qu’il ruminait sans se distinguer nettement d’elles, Swann tout d’un coup aperçut en lui l’étrangeté des pensées qu’il roulait depuis le moment où on lui avait dit chez les Verdurin qu’Odette était déjà partie, la nouveauté de la douleur au cœur dont il souffrait, mais qu’il constata seulement comme s’il venait de s’éveiller. 🔊✎
← Et lui, s’apercevant pour la première fois que Forcheville qu’il connaissait depuis longtemps pouvait plaire à une femme et était assez bel homme, avait répondu: «Immonde!» Certes, il n’avait pas l’idée d’être jaloux d’Odette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que d’habitude et quand Brichot, ayant commencé à raconter l’histoire de la mère de Blanche de Castille qui «avait été avec Henri Plantagenet des années avant de l’épouser», voulut s’en faire demander la suite par Swann en lui disant: «n’est-ce pas, monsieur Swann?» sur le ton martial qu’on prend pour se mettre à la portée d’un paysan ou pour donner du cœur à un troupier, Swann coupa l’effet de Brichot à la grande fureur de la maîtresse de la maison, en répondant qu’on voulût bien l’excuser de s’intéresser si peu à Blanche de Castille, mais qu’il avait quelque chose à demander au peintre. 🔊✎
← Le docteur qui les avait écoutés eut l’idée que c’était le cas de dire: «Se non e vero», mais il n’était pas assez sûr des mots et craignit de s’embrouiller. 🔊✎
← Elle lui redisait tout le temps: «Quel malheur que toi, qui ne viens jamais l’après-midi, pour une fois que cela t’arrive, je ne t’aie pas vu.» Il savait bien qu’elle n’était pas assez amoureuse de lui pour avoir un regret si vif d’avoir manqué sa visite, mais comme elle était bonne, désireuse de lui faire plaisir, et souvent triste quand elle l’avait contrarié, il trouva tout naturel qu’elle le fût cette fois de l’avoir privé de ce plaisir de passer une heure ensemble qui était très grand, non pour elle, mais pour lui. 🔊✎
← D’ailleurs cela ne faisait rien car il en avait assez vu pour se rendre compte qu’il s’agissait d’un petit événement sans importance et qui ne touchait nullement à des relations amoureuses, c’était quelque chose qui se rapportait à un oncle d’Odette. 🔊✎
← Surtout, dirait-il à M. de Forestelle, prenons garde de ne pas tomber sur Odette et les Verdurin; je viens d’apprendre qu’ils sont justement aujourd’hui à Pierrefonds. On a assez le temps de se voir à Paris, ce ne serait pas la peine de le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les uns sans les autres.» Et son ami ne comprendrait pas pourquoi une fois là-bas il changerait vingt fois de projets, inspecterait les salles à manger de tous les hôtels de Compiègne sans se décider à s’asseoir dans aucune de celles où pourtant on n’avait pas vu trace de Verdurin, ayant l’air de rechercher ce qu’il disait vouloir fuir et du reste le fuyant dès qu’il l’aurait trouvé, car s’il avait rencontré le petit groupe, il s’en serait écarté avec affectation, content d’avoir vu Odette et qu’elle l’eût vu, surtout qu’elle l’eût vu ne se souciant pas d’elle. 🔊✎
← Car ainsi Swann vivait dans cette agitation douloureuse qui avait déjà été assez puissante pour faire éclore son amour le soir où il n’avait pas trouvé Odette chez les Verdurin et l’avait cherchée toute la soirée. 🔊✎
← Encore les payait-il (se demandant à la fin du mois, pour peu qu’il eût un peu abusé de sa patience et fût allé souvent la voir, si c’était assez de lui envoyer quatre mille francs), et pour chacune trouvait un prétexte, un présent à lui apporter, un renseignement dont elle avait besoin, M. de Charlus qu’elle avait rencontré allant chez elle, et qui avait exigé qu’il l’accompagnât. 🔊✎
← Je sens que je le réserverais pour les grandes soirées. Et comme je n’en donne pas...» —Ah! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. Le possédez-vous assez, l’esprit des Guermantes! 🔊✎
← Déjà il recommençait à poser ses questions. Car sa jalousie qui avait pris une peine qu’un ennemi ne se serait pas donnée pour arriver à lui faire asséner ce coup, à lui faire faire la connaissance de la douleur la plus cruelle qu’il eût encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait pas qu’il eut assez souffert et cherchait à lui faire recevoir une blessure plus profonde encore. 🔊✎