← Swann avait toujours eu ce goût particulier d’aimer à retrouver dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons: ainsi, dans la matière d’un buste du doge Lorédan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes, l’obliquité des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi; sous les couleurs d’un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy; dans un portrait de Tintoret, l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la congestion des paupières du docteur du Boulbon. 🔊✎
← Il n’estima plus le visage d’Odette selon la plus ou moins bonne qualité de ses joues et d’après la douceur purement carnée qu’il supposait devoir leur trouver en les touchant avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser, mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à l’effusion des cheveux et à la flexion des paupières, comme en un portrait d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair. 🔊✎
← Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette; elle le regarda fixement, de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance; amenés au bord des paupières, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient prêts à se détacher ainsi que deux larmes. 🔊✎
← Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses si importantes qui l’occupaient tant chaque jour (bien qu’il eût assez vécu pour savoir qu’il n’y en a jamais d’autres que les plaisirs), il ne pouvait pas chercher longtemps de suite à les imaginer, son cerveau fonctionnait à vide; alors il passait son doigt sur ses paupières fatiguées comme il aurait essuyé le verre de son lorgnon, et cessait entièrement de penser. 🔊✎
← Peut-être parce qu’il ne regarda le général de Froberville et le marquis de Bréauté qui causaient dans l’entrée que comme deux personnages dans un tableau, alors qu’ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles qui l’avaient présenté au Jockey et assisté dans des duels, le monocle du général, resté entre ses paupières comme un éclat d’obus dans sa figure vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu’il éborgnait comme l’œil unique du cyclope, apparut à Swann comme une blessure monstrueuse qu’il pouvait être glorieux d’avoir reçue, mais qu’il était indécent d’exhiber; tandis que celui que M. de Bréauté ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au «gibus», à la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait Swann lui-même) pour aller dans le monde, portait collé à son revers, comme une préparation d’histoire naturelle sous un microscope, un regard infinitésimal et grouillant d’amabilité, qui ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt des programmes et à la qualité des rafraîchissements. 🔊✎