← Il faut d’ailleurs dire que le visage d’Odette paraissait plus maigre et plus proéminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie et plus plane était recouverte par la masse de cheveux qu’on portait, alors, prolongés en «devants», soulevés en «crêpés», répandus en mèches folles le long des oreilles; et quant à son corps qui était admirablement fait, il était difficile d’en apercevoir la continuité (à cause des modes de l’époque et quoiqu’elle fût une des femmes de Paris qui s’habillaient le mieux), tant le corsage, s’avançant en saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en pointe pendant que par en dessous commençait à s’enfler le ballon des doubles jupes, donnait à la femme l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres; tant les ruchés, les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne qui les conduisait aux nœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais ne s’attachaient nullement à l’être vivant, qui selon que l’architecture de ces fanfreluches se rapprochait ou s’écartait trop de la sienne, s’y trouvait engoncé ou perdu. 🔊✎
← Cependant il demandait des renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque de sa vie où il avait composé cette sonate, sur ce qu’avait pu signifier pour lui la petite phrase, c’est cela surtout qu’il aurait voulu savoir. 🔊✎
← Mais peu lui importait, il la considérait moins en elle-même,—en ce qu’elle pouvait exprimer pour un musicien qui ignorait l’existence et de lui et d’Odette quand il l’avait composée, et pour tous ceux qui l’entendraient dans des siècles—, que comme un gage, un souvenir de son amour qui, même pour les Verdurin que pour le petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu’à lui, les unissait; c’était au point que, comme Odette, par caprice, l’en avait prié, il avait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste la sonate entière, dont il continua à ne connaître que ce passage. « 🔊✎
← Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’un parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il s’était rendu compte que c’était au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d’entre elles qu’était due cette impression de douceur rétractée et frileuse; mais en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi non sur la phrase elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la première fois la sonate. 🔊✎
← Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. 🔊✎
← Du moins comme il savait que la seule grande absence qu’elle faisait était tous les ans celle d’août et septembre, il avait le loisir plusieurs mois d’avance d’en dissoudre l’idée amère dans tout le Temps à venir qu’il portait en lui par anticipation et qui, composé de jours homogènes aux jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit où il entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives souffrances. 🔊✎
← Ils se composent d’une infinité d’amours successifs, de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent l’impression de la continuité, l’illusion de l’unité. 🔊✎