Il aurait pourtant pu se dire qu’il y avait des anciens amis de ses parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse aussi épris d’art, qu’il connaissait d’autres êtres d’un grand cœur, et que, pourtant, depuis qu’il avait opté pour la simplicité, les arts et la magnanimité, il ne les voyait plus jamais. 🔊 Mais ceux-là ne connaissaient pas Odette, et, s’ils l’avaient connue, ne se seraient pas souciés de la rapprocher de lui. 🔊

Ainsi il n’y avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un seul fidèle qui les aimât ou crût les aimer autant que Swann. 🔊 Et pourtant, quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas, non seulement il avait exprimé sa propre pensée, mais il avait deviné celle de sa femme. 🔊 Sans doute Swann avait pour Odette une affection trop particulière et dont il avait négligé de faire de Mme Verdurin la confidente quotidienne: sans doute la discrétion même avec laquelle il usait de l’hospitalité des Verdurin, s’abstenant souvent de venir dîner pour une raison qu’ils ne soupçonnaient pas et à la place de laquelle ils voyaient le désir de ne pas manquer une invitation chez des «ennuyeux», sans doute aussi, et malgré toutes les précautions qu’il avait prises pour la leur cacher, la découverte progressive qu’ils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout cela contribuait à leur irritation contre lui. 🔊 Mais la raison profonde en était autre. 🔊 C’est qu’ils avaient très vite senti en lui un espace réservé, impénétrable, il continuait à professer silencieusement pour lui-même que la princesse de Sagan n’était pas grotesque et que les plaisanteries de Cottard n’étaient pas drôles, enfin et bien que jamais il ne se départît de son amabilité et ne se révoltât contre leurs dogmes, une impossibilité de les lui imposer, de l’y convertir entièrement, comme ils n’en avaient jamais rencontré une pareille chez personne. 🔊 Ils lui auraient pardonné de fréquenter des ennuyeux (auxquels d’ailleurs, dans le fond de son cœur, il préférait mille fois les Verdurin et tout le petit noyau) s’il avait consenti, pour le bon exemple, à les renier en présence des fidèles. Mais c’est une abjuration qu’ils comprirent qu’on ne pourrait pas lui arracher. 🔊

Quelle différence avec un «nouveau» qu’Odette leur avait demandé d’inviter, quoiqu’elle ne l’eût rencontré que peu de fois, et sur lequel ils fondaient beaucoup d’espoir, le comte de Forcheville! ( 🔊Il se trouva qu’il était justement le beau-frère de Saniette, ce qui remplit d’étonnement les fidèles: le vieil archiviste avait des manières si humbles qu’ils l’avaient toujours cru d’un rang social inférieur au leur et ne s’attendaient pas à apprendre qu’il appartenait à un monde riche et relativement aristocratique.) Sans doute Forcheville était grossièrement snob, alors que Swann ne l’était pas; sans doute il était bien loin de placer, comme lui, le milieu des Verdurin au-dessus de tous les autres. 🔊 Mais il n’avait pas cette délicatesse de nature qui empêchait Swann de s’associer aux critiques trop manifestement fausses que dirigeait Mme Verdurin contre des gens qu’il connaissait. 🔊 Quant aux tirades prétentieuses et vulgaires que le peintre lançait à certains jours, aux plaisanteries de commis voyageur que risquait Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait l’un et l’autre, trouvait facilement des excuses mais n’avait pas le courage et l’hypocrisie d’applaudir, Forcheville était au contraire d’un niveau intellectuel qui lui permettait d’être abasourdi, émerveillé par les unes, sans d’ailleurs les comprendre, et de se délecter aux autres. 🔊 Et justement le premier dîner chez les Verdurin auquel assista Forcheville, mit en lumière toutes ces différences, fit ressortir ses qualités et précipita la disgrâce de Swann. 🔊

Il y avait, à ce dîner, en dehors des habitués, un professeur de la Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré M. et Mme Verdurin aux eaux et si ses fonctions universitaires et ses travaux d’érudition n’avaient pas rendu très rares ses moments de liberté, serait volontiers venu souvent chez eux. 🔊 Car il avait cette curiosité, cette superstition de la vie, qui unie à un certain scepticisme relatif à l’objet de leurs études, donne dans n’importe quelle profession, à certains hommes intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, professeurs de lycée qui ne croient pas au thème latin, la réputation d’esprits larges, brillants, et même supérieurs. 🔊 Il affectait, chez Mme Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce qu’il y avait de plus actuel quand il parlait de philosophie et d’histoire, d’abord parce qu’il croyait qu’elles ne sont qu’une préparation à la vie et qu’il s’imaginait trouver en action dans le petit clan ce qu’il n’avait connu jusqu’ici que dans les livres, puis peut-être aussi parce que, s’étant vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le respect de certains sujets, il croyait dépouiller l’universitaire en prenant avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles, que parce qu’il l’était resté. 🔊