← Odette fit à Swann «son» thé, lui demanda: «Citron ou crème?» et comme il répondit «crème», lui dit en riant: «Un nuage!» Et comme il le trouvait bon: «Vous voyez que je sais ce que vous aimez.» Ce thé en effet avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle-même et l’amour a tellement besoin de se trouver une justification, une garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n’en seraient pas et finissent avec lui, que quand il l’avait quittée à sept heures pour rentrer chez lui s’habiller, pendant tout le trajet qu’il fit dans son coupé, ne pouvant contenir la joie que cet après-midi lui avait causée, il se répétait: «Ce serait bien agréable d’avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette chose si rare, du bon thé.» Une heure après, il reçut un mot d’Odette, et reconnut tout de suite cette grande écriture dans laquelle une affectation de raideur britannique imposait une apparence de discipline à des caractères informes qui eussent signifié peut-être pour des yeux moins prévenus le désordre de la pensée, l’insuffisance de l’éducation, le manque de franchise et de volonté. 🔊✎
← Et une fois ou deux il connut par de tels soirs de ces joies qu’on serait tenté, si elles ne subissaient avec tant de violence le choc en retour de l’inquiétude brusquement arrêtée, d’appeler des joies calmes, parce qu’elles consistent en un apaisement: il était allé passer un instant à un raout chez le peintre et s’apprêtait à le quitter; il y laissait Odette muée en une brillante étrangère, au milieu d’hommes à qui ses regards et sa gaieté qui n’étaient pas pour lui, semblaient parler de quelque volupté, qui serait goûtée là ou ailleurs (peut-être au «Bal des Incohérents» où il tremblait qu’elle n’allât ensuite) et qui causait à Swann plus de jalousie que l’union charnelle même parce qu’il l’imaginait plus difficilement; il était déjà prêt à passer la porte de l’atelier quand il s’entendait rappeler par ces mots (qui en retranchant de la fête cette fin qui l’épouvantait, la lui rendaient rétrospectivement innocente, faisaient du retour d’Odette une chose non plus inconcevable et terrible, mais douce et connue et qui tiendrait à côté de lui, pareille à un peu de sa vie de tous les jours, dans sa voiture, et dépouillait Odette elle-même de son apparence trop brillante et gaie, montraient que ce n’était qu’un déguisement qu’elle avait revêtu un moment, pour lui-même, non en vue de mystérieux plaisirs, et duquel elle était déjà lasse), par ces mots qu’Odette lui jetait, comme il était déjà sur le seuil: «Vous ne voudriez pas m’attendre cinq minutes, je vais partir, nous reviendrions ensemble, vous me ramèneriez chez moi.» 🔊✎
← Mais d’autres fois au contraire,—Odette était sur le point de partir en voyage,—c’était après quelque petite querelle dont il choisissait le prétexte, qu’il se résolvait à ne pas lui écrire et à ne pas la revoir avant son retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le bénéfice d’une grande brouille, qu’elle croirait peut-être définitive, à une séparation dont la plus longue part était inévitable du fait du voyage et qu’il faisait commencer seulement un peu plus tôt. 🔊✎
← Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet, et qui goûtait comme le rafraîchissement d’une métamorphose dans la cécité momentanée dont il était frappé en approchant d’elle, Swann la sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore. 🔊✎