← Et tout d’un coup au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. 🔊✎
← Puis sans qu’il s’en rendît compte, cette certitude qu’elle l’attendait, qu’elle n’était pas ailleurs avec d’autres, qu’il ne reviendrait pas sans l’avoir vue, neutralisait cette angoisse oubliée mais toujours prête à renaître qu’il avait éprouvée le soir où Odette n’était plus chez les Verdurin et dont l’apaisement actuel était si doux que cela pouvait s’appeler du bonheur. 🔊✎
← Il jouait avec la tristesse qu’elle répandait, il la sentait passer sur lui, mais comme une caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment qu’il avait de son bonheur. 🔊✎
← Mais, au contraire, depuis qu’il aimait Odette, sympathiser avec elle, tâcher de n’avoir qu’une âme à eux deux lui était si doux, qu’il cherchait à se plaire aux choses qu’elle aimait, et il trouvait un plaisir d’autant plus profond non seulement à imiter ses habitudes, mais à adopter ses opinions, que, comme elles n’avaient aucune racine dans sa propre intelligence, elles lui rappelaient seulement son amour, à cause duquel il les avait préférées. 🔊✎
← Mais de même que les propos, les sourires, les baisers d’Odette lui devenaient aussi odieux qu’il les avait trouvés doux, s’ils étaient adressés à d’autres que lui, de même, le salon des Verdurin, qui tout à l’heure encore lui semblait amusant, respirant un goût vrai pour l’art et même une sorte de noblesse morale, maintenant que c’était un autre que lui qu’Odette allait y rencontrer, y aimer librement, lui exhibait ses ridicules, sa sottise, son ignominie. 🔊✎
← Et une fois ou deux il connut par de tels soirs de ces joies qu’on serait tenté, si elles ne subissaient avec tant de violence le choc en retour de l’inquiétude brusquement arrêtée, d’appeler des joies calmes, parce qu’elles consistent en un apaisement: il était allé passer un instant à un raout chez le peintre et s’apprêtait à le quitter; il y laissait Odette muée en une brillante étrangère, au milieu d’hommes à qui ses regards et sa gaieté qui n’étaient pas pour lui, semblaient parler de quelque volupté, qui serait goûtée là ou ailleurs (peut-être au «Bal des Incohérents» où il tremblait qu’elle n’allât ensuite) et qui causait à Swann plus de jalousie que l’union charnelle même parce qu’il l’imaginait plus difficilement; il était déjà prêt à passer la porte de l’atelier quand il s’entendait rappeler par ces mots (qui en retranchant de la fête cette fin qui l’épouvantait, la lui rendaient rétrospectivement innocente, faisaient du retour d’Odette une chose non plus inconcevable et terrible, mais douce et connue et qui tiendrait à côté de lui, pareille à un peu de sa vie de tous les jours, dans sa voiture, et dépouillait Odette elle-même de son apparence trop brillante et gaie, montraient que ce n’était qu’un déguisement qu’elle avait revêtu un moment, pour lui-même, non en vue de mystérieux plaisirs, et duquel elle était déjà lasse), par ces mots qu’Odette lui jetait, comme il était déjà sur le seuil: «Vous ne voudriez pas m’attendre cinq minutes, je vais partir, nous reviendrions ensemble, vous me ramèneriez chez moi.» 🔊✎
← Souvent sans lui rien dire il la regardait, il songeait; elle lui disait: «Comme tu as l’air triste!» Il n’y avait pas bien longtemps encore, de l’idée qu’elle était une créature bonne, analogue aux meilleures qu’il eût connues, il avait passé à l’idée qu’elle était une femme entretenue; inversement il lui était arrivé depuis de revenir de l’Odette de Crécy, peut-être trop connue des fêtards, des hommes à femmes, à ce visage d’une expression parfois si douce, à cette nature si humaine. 🔊✎
← Vous êtes gentil, mon petit Mémé, je vous aime bien.» Swann se sentait soulagé. Pour lui, à qui il était arrivé en causant avec des indifférents qu’il écoutait à peine, d’entendre quelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple: «J’ai vu hier Mme de Crécy, elle était avec un monsieur que je ne connais pas»), phrases qui aussitôt dans le cœur de Swann passaient à l’état solide, s’y durcissaient comme une incrustation, le déchiraient, n’en bougeaient plus, qu’ils étaient doux au contraire ces mots: «Elle ne connaissait personne, elle n’a parlé à personne», comme ils circulaient aisément en lui, qu’ils étaient fluides, faciles, respirables! 🔊✎
← Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu’il ne savait pas et sur ce passé de leur amour, monotone et doux dans sa mémoire parce qu’il était vague, et que déchirait maintenant comme une blessure cette minute dans l’île du Bois, au clair de lune, après le dîner chez la princesse des Laumes. 🔊✎
← Il se rappela qu’elle lui avait dit un jour: «Je n’aurais qu’à dire à Mme Verdurin que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de s’arranger.» A lui aussi probablement, bien des fois où elle lui avait glissé de ces mots qui expliquent un retard, justifient un changement d’heure dans un rendezvous, ils avaient dû cacher sans qu’il s’en fût douté alors, quelque chose qu’elle avait à faire avec un autre à qui elle avait dit: «Je n’aurai qu’à dire à Swann que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est arrivé en retard, il y a toujours moyen de s’arranger.» Et sous tous les souvenirs les plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que lui avait dites autrefois Odette, qu’il avait crues comme paroles d’évangile, sous les actions quotidiennes qu’elle lui avait racontées, sous les lieux les plus accoutumés, la maison de sa couturière, l’avenue du Bois, l’Hippodrome, il sentait (dissimulée à la faveur de cet excédent de temps qui dans les journées les plus détaillées laisse encore du jeu, de la place, et peut servir de cachette à certaines actions), il sentait s’insinuer la présence possible et souterraine de mensonges qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui était resté le plus cher, ses meilleurs soirs, la rue La Pérouse elle-même, qu’Odette avait toujours dû quitter à d’autres heures que celles qu’elle lui avait dites, faisant circuler partout un peu de la ténébreuse horreur qu’il avait ressentie en entendant l’aveu relatif à la Maison Dorée, et, comme les bêtes immondes dans la Désolation de Ninive, ébranlant pierre à pierre tout son passé. 🔊✎