Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu’un jour il cesserait d’être épris d’Odette, il s’était promis d’être vigilant, et dès qu’il sentirait que son amour commencerait à le quitter, de s’accrocher à lui, de le retenir. 🔊 Mais voici qu’à l’affaiblissement de son amour correspondait simultanément un affaiblissement du désir de rester amoureux. 🔊 Car on ne peut pas changer, c’est-à-dire devenir une autre personne, tout en continuant à obéir aux sentiments de celle qu’on n’est plus. 🔊 Parfois le nom aperçu dans un journal, d’un des hommes qu’il supposait avoir pu être les amants d’Odette, lui redonnait de la jalousie. 🔊 Mais elle était bien légère et comme elle lui prouvait qu’il n’était pas encore complètement sorti de ce temps il avait tant souffertmais aussi il avait connu une manière de sentir si voluptueuse,—et que les hasards de la route lui permettraient peut-être d’en apercevoir encore furtivement et de loin les beautés, cette jalousie lui procurait plutôt une excitation agréable comme au morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier moustique prouve que l’Italie et l’été ne sont pas encore bien loin. 🔊 Mais le plus souvent le temps si particulier de sa vie d’ il sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester, du moins pour en avoir une vision claire pendant qu’il le pouvait encore, il s’apercevait qu’il ne le pouvait déjà plus; il aurait voulu apercevoir comme un paysage qui allait disparaître cet amour qu’il venait de quitter; mais il est si difficile d’être double et de se donner le spectacle véridique d’un sentiment qu’on a cessé de posséder, que bientôt l’obscurité se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus rien, renonçait à regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les verres; et il se disait qu’il valait mieux se reposer un peu, qu’il serait encore temps tout à l’heure, et se rencognait, avec l’incuriosité, dans l’engourdissement, du voyageur ensommeillé qui rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon qu’il sent l’entraîner de plus en plus vite, loin du pays, il a si longtemps vécu et qu’il s’était promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un dernier adieu. 🔊 Même, comme ce voyageur s’il se réveille seulement en France, quand Swann ramassa par hasard près de lui la preuve que Forcheville avait été l’amant d’Odette, il s’aperçut qu’il n’en ressentait aucune douleur, que l’amour était loin maintenant et regretta de n’avoir pas été averti du moment il le quittait pour toujours. 🔊 Et de même qu’avant d’embrasser Odette pour la première fois il avait cherché à imprimer dans sa mémoire le visage qu’elle avait eu si longtemps pour lui et qu’allait transformer le souvenir de ce baiser, de même il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire ses adieux, pendant qu’elle existait encore, à cette Odette lui inspirant de l’amour, de la jalousie, à cette Odette lui causant des souffrances et que maintenant il ne reverrait jamais. 🔊 Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. 🔊 Ce fut en dormant, dans le crépuscule d’un rêve. 🔊 Il se promenait avec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu’il ne pouvait identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un chemin qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut, tantôt de quelques mètres seulement, de sorte qu’on montait et redescendait constamment; ceux des promeneurs qui redescendaient déjà n’étaient plus visibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour qui restât faiblissait et il semblait alors qu’une nuit noire allait s’étendre immédiatement. 🔊 Par moment les vagues sautaient jusqu’au bord et Swann sentait sur sa joue des éclaboussures glacées. 🔊 Odette lui disait de les essuyer, il ne pouvait pas et en était confus vis-à-vis d’elle, ainsi que d’être en chemise de nuit. 🔊 Il espérait qu’à cause de l’obscurité on ne s’en rendait pas compté, mais cependant Mme Verdurin le fixa d’un regard étonné durant un long moment pendant lequel il vit sa figure se déformer, son nez s’allonger et qu’elle avait de grandes moustaches. 🔊 Il se détourna pour regarder Odette, ses joues étaient pâles, avec des petits points rouges, ses traits tirés, cernés, mais elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prêts à se détacher comme des larmes pour tomber sur lui et il se sentait l’aimer tellement qu’il aurait voulu l’emmener tout de suite. 🔊 Tout d’un coup Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit: «Il faut que je m’en aille», elle prenait congé de tout le monde, de la même façon, sans prendre à part à Swann, sans lui dire elle le reverrait le soir ou un autre jour. 🔊 Il n’osa pas le lui demander, il aurait voulu la suivre et était obligé, sans se retourner vers elle, de répondre en souriant à une question de Mme Verdurin, mais son cœur battait horriblement, il éprouvait de la haine pour Odette, il aurait voulu crever ses yeux qu’il aimait tant tout à l’heure, écraser ses joues sans fraîcheur. 🔊 Il continuait à monter avec Mme Verdurin, c’est-à-dire à s’éloigner à chaque pas d’Odette, qui descendait en sens inverse. 🔊 Au bout d’une seconde il y eut beaucoup d’heures qu’elle était partie. 🔊 Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III s’était éclipsé un instant après elle. « 🔊C’était certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ils ont se rejoindre en bas de la côte mais n’ont pas voulu dire adieu ensemble à cause des convenances. Elle est sa maîtresseLe jeune homme inconnu se mit à pleurer. Swann essaya de le consoler. «Après tout elle a raison, lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui ôtant son fez pour qu’il fût plus à son aise. Je le lui ai conseillé dix fois. 🔊 Pourquoi en être triste? C’était bien l’homme qui pouvait la comprendreAinsi Swann se parlait-il à lui-même, car le jeune homme qu’il n’avait pu identifier d’abord était aussi lui; comme certains romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un qu’il voyait devant lui coiffé d’un fez. 🔊

Quant à Napoléon III, c’est à Forcheville que quelque vague association d’idées, puis une certaine modification dans la physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la Légion d’honneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom; mais en réalité, et pour tout ce que le personnage présent dans le rêve lui représentait et lui rappelait, c’était bien Forcheville. 🔊 Car, d’images incomplètes et changeantes Swann endormi tirait des déductions fausses, ayant d’ailleurs momentanément un tel pouvoir créateur qu’il se reproduisait par simple division comme certains organismes inférieurs; avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le creux d’une main étrangère qu’il croyait serrer et, de sentiments et d’impressions dont il n’avait pas conscience encore faisait naître comme des péripéties qui, par leur enchaînement logique amèneraient à point nommé dans le sommeil de Swann le personnage nécessaire pour recevoir son amour ou provoquer son réveil. 🔊 Une nuit noire se fit tout d’un coup, un tocsin sonna, des habitants passèrent en courant, se sauvant des maisons en flammes; Swann entendait le bruit des vagues qui sautaient et son cœur qui, avec la même violence, battait d’anxiété dans sa poitrine. 🔊 Tout d’un coup ses palpitations de cœur redoublèrent de vitesse, il éprouva une souffrance, une nausée inexplicables; un paysan couvert de brûlures lui jetait en passant: «Venez demander à Charlus Odette est allée finir la soirée avec son camarade, il a été avec elle autrefois et elle lui dit tout. C’est eux qui ont mis le feuC’était son valet de chambre qui venait l’éveiller et lui disait:

Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est , je lui ai dit de repasser dans une heure. 🔊

Mais ces paroles en pénétrant dans les ondes du sommeil Swann était plongé, n’étaient arrivées jusqu’à sa conscience qu’en subissant cette déviation qui fait qu’au fond de l’eau un rayon paraît un soleil, de même qu’un moment auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond de ces abîmes une sonorité de tocsin avait enfanté l’épisode de l’incendie. 🔊 Cependant le décor qu’il avait sous les yeux vola en poussière, il ouvrit les yeux, entendit une dernière fois le bruit d’une des vagues de la mer qui s’éloignait. 🔊 Il toucha sa joue. 🔊 Elle était sèche. 🔊 Et pourtant il se rappelait la sensation de l’eau froide et le goût du sel. 🔊 Il se leva, s’habilla. 🔊 Il avait fait venir le coiffeur de bonne heure parce qu’il avait écrit la veille à mon grand-père qu’il irait dans l’après-midi à Combray, ayant appris que Mme de CambremerMlle Legrandindevait y passer quelques jours. Associant dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui d’une campagne il n’était pas allé depuis si longtemps, ils lui offraient ensemble un attrait qui l’avait décidé à quitter enfin Paris pour quelques jours. 🔊 Comme les différents hasards qui nous mettent en présence de certaines personnes ne coïncident pas avec le temps nous les aimons, mais, le dépassant, peuvent se produire avant qu’il commence et se répéter après qu’il a fini, les premières apparitions que fait dans notre vie un être destiné plus tard à nous plaire, prennent rétrospectivement à nos yeux une valeur d’avertissement, de présage. C’est de cette façon que Swann s’était souvent reporté à l’image d’Odette rencontrée au théâtre, ce premier soir il ne songeait pas à la revoir jamais,—et qu’il se rappelait maintenant la soirée de Mme de Saint-Euverte il avait présenté le général de Froberville à Mme de Cambremer. 🔊 Les intérêts de notre vie sont si multiples qu’il n’est pas rare que dans une même circonstance les jalons d’un bonheur qui n’existe pas encore soient posés à côté de l’aggravation d’un chagrin dont nous souffrons. 🔊 Et sans doute cela aurait pu arriver à Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. 🔊 Qui sait même, dans le cas , ce soir-là, il se fût trouvé ailleurs, si d’autres bonheurs, d’autres chagrins ne lui seraient pas arrivés, et qui ensuite lui eussent paru avoir été inévitables? 🔊 Mais ce qui lui semblait l’avoir été, c’était ce qui avait eu lieu, et il n’était pas loin de voir quelque chose de providentiel dans ce qu’il se fût décidé à aller à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce que son esprit désireux d’admirer la richesse d’invention de la vie et incapable de se poser longtemps une question difficile, comme de savoir ce qui eût été le plus à souhaiter, considérait dans les souffrances qu’il avait éprouvées ce soir-là et les plaisirs encore insoupçonnés qui germaient déjà,—et entre lesquels la balance était trop difficile à établir—, une sorte d’enchaînement nécessaire. 🔊

Mais tandis que, une heure après son réveil, il donnait des indications au coiffeur pour que sa brosse ne se dérangeât pas en wagon, il repensa à son rêve, il revit comme il les avait sentis tout près de lui, le teint pâle d’Odette, les joues trop maigres, les traits tirés, les yeux battus, tout ce queau cours des tendresses successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long oubli de l’image première qu’il avait reçue d’elleil avait cessé de remarquer depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans doute, pendant qu’il dormait, sa mémoire en avait été chercher la sensation exacte 🔊